CHAPITRE 26

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Quand Tristaan se réveilla, il avait un goût de terre dans la bouche. On le traînait sur des cailloux et des débris qui lui faisaient mal au dos à chaque fois qu'il passait dessus. Il ouvrit les yeux et découvrit qu'il était emmailloté comme un bébé dans un cocon de toile graisseuse. Un Scorpion vit qu'il était conscient et prévint aussitôt les autres. Le convoi s'arrêta quelques minutes. Le jeune homme vit Érïn un peu plus loin, dans la même situation que lui à un détail près : elle était encore inconsciente. Tristaan sentit soudain une main munie d'une aiguille lui tirer les cheveux pour dégager sa tête. Bien emprisonné dans le tissu comme un moucheron dans une toile d'araignée, il ne put échapper à la piqure qui lui mordit le cou et le replongea dans un profond sommeil.

○ ○ ○ ○

Le jeune homme se réveilla un peu plus tard. Il avait la bouche pâteuse et ses yeux le brûlaient. Un gémissement s'échappa de sa bouche sans qu'il puisse le retenir. Malgré ses courbatures, il apprécia la position statique dans laquelle il se trouvait. Être traîné dans les déchets était la chose à laquelle il s'attendait le moins en arrivant à la Pénombre. Son cerveau se reconnectait peu à peu avec la réalité et, bientôt, il put ouvrir les yeux et rendre compte de l'endroit dans lequel il se trouvait. Au premier abord, cela ressemblait à une mâchoire de robot entrouverte vue de l'intérieur, mais Tristaan comprit qu'il était enfermé dans une carcasse de vaisseau à demi-engloutie dans la terre spongieuse. Il tourna la tête et vit son amie accroupie à côté de lui. Elle tâtait l'étui vide de son arme d'un air absent. Tristaan se racla la gorge.

— Ah ! Tu es réveillé.

— Oui, qu'est-ce qui s'est passé ? fit-il en se redressant sur son séant.

— Ta veste. Tu portes du rouge, du coup les gardes ont cru que tu étais une Flamme. C'est ridicule...

— Comme tu dis.

— Ils sont très méfiants, mais là c'est n'importe quoi. Enfin, je suppose qu'ils veulent juste protéger leur clan.

— Oui. Mais... qu'est-ce qu'ils vont faire de nous ? Il faut leur dire qu'on n'est pas des ennemis !

— Faudrait déjà qu'ils nous laissent discuter avec eux...

Tristaan se leva et regarda entre les barreaux. Au loin, il voyait des millions de tas de déchets s'amonceler, aussi hauts que les buildings de Goldhaven. Des cadavres de ferrailles enfouis jonchaient le sol, accompagnés de petits débris trempant dans des mares d'eau croupis ou d'essence. À gauche s'étirait la muraille qui séparait le territoire du Feu de celui des Scorpions. À droite s'élevait une immense montagne, plus grande et colorée encore que les collines et les tours insipides, surplombant le Quartier Sale de toute sa hauteur décharnée. Au pied de l'énorme monticule se pressaient une vingtaine de maisons minuscules au toit de taule et aux murs branlants. Et tout ce paysage était constamment plongé dans l'ombre des îles, comme si les Huppés avaient voulu cacher cet immondice au reste du monde.

Le garçon ne put qu'écarquiller les yeux devant ce que les hommes avaient laissés derrière eux, souvenirs ignobles de leur ancienne vie sur cette terre. Malgré le lierre timide qui poussait çà et là sur les maisons de déchets et les carcasses de véhicules, toutes ces horreurs ne s'étaient pas encore décomposées. Et cela prendrait sûrement encore plusieurs millions d'années, se dit Tristaan, choqué de l'impact ravageur que ses semblables avaient osé laisser ici.

— Voilà, maintenant tu découvres l'ampleur de la connerie humaine, intervint Érïn, le faisant sursauter. Et ce n'est que le début.

— Je suis moyennement motivé pour la suite.

— Tu m'étonnes.

Soudain, Tristaan fut pris d'une quinte de toux. Ses sens s'étaient enfin éveillés pleinement et l'odeur pestilentielle qui se dégageait de ce lieu lui frappa au visage et à l'estomac. Il retourna s'asseoir dans le fond de la cellule, plié en deux.

— J'avoue que moi aussi j'ai du mal à m'y faire, dit son amie.

— Vous ne devriez même pas être là. C'est déjà un grand exploit que vous puissiez respirer le même air que nous, retentit une voix près des barreaux.

Érïn se retourna, sur ses gardes. Le visage de l'inconnu était plongé dans l'ombre. Celui-ci recula d'un pas et dévoila son visage jeune et maculé de terre. Ses vêtements étaient plus bariolés de peinture que la cheffe des gardes.

— Que faîtes-vous ici ? articula-t-il.

— ... Et vous ? paniqua Tristaan.

— Je vis ici, idiot. Vous êtes des intrus. Félicïa m'a rapporté que tu étais une Flamme, et toi sa complice.

— Si quelqu'un ici est le complice de quelqu'un d'autre, c'est sans aucun doute Tristaan.

— C'est vrai, c'est elle qui mène les rênes !

— Je n'en ai rien à faire, qui êtes-vous ?

— Nous sommes là pour rapporter de terribles nouvelles à ton clan... et pour vous proposer un marché, déclara Érïn en s'avançant dans la lumière.

L'inconnu fronça les sourcils en dévisageant la fille.

— É... Érïn ?

— Comment tu... Lïam ? Lïam c'est toi ?

— Vous vous connaissez ? demanda Tristaan.

— Non, c'est impossible ! Lïam est mort avec tous les autres dans le Grand Incendie !

— Et pourtant, me voilà. Et je t'assure, petite tête brûlée, que je n'ai pas de frère jumeau ni de clone.

« Petite tête brûlée ? s'étonna Tristaan.

— J'y crois pas, tu es en vie ? Au Clan du Scorpions ?

— Je t'expliquerai tout plus tard, c'est promis ! Mais avant... explique-moi ce que tu fais là, je pensais que tu avais quitté la Pénombre.

— Je suis revenue pour ce que je t'ai déjà dit. Et ce gars, c'est Tristaan, un... ami de confiance. Il est là pour m'épauler, on va dire. Mais je te jure que ce n'est pas un espion du Clan du Feu ou quoi que ce soit.

Il les dévisagea longuement en silence. Enfin, il déclara :

— Je te crois. Je vais faire en sorte que vous sortiez de là pour qu'on puisse s'expliquer. Si tout va bien, vous serez relativement libres d'ici demain.

— Relativement ? intervint Tristaan.

— Et sinon ? l'ignora la jeune fille.

— Sinon vous serez sans doute tués. Mais ça n'arrivera pas. Fais-moi confiance Érïn, je ne peux pas faire ça à une vieille amie...

Après que Lïam soit parti, la nuit tomba sur la Pénombre, enfermant les adolescents dans une atmosphère noire et angoissante. Ils ne savaient pas ce qui leur arriverait le lendemain.

Les Clans de la Pénombre | T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant