CHAPITRE 36

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Érïn se faufila, discrète comme une ombre, parmi le feuillage. Son corps s'élançait, gracile et sauvage, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Elle ressentait un mélange d'angoisse sourde et de liberté fougueuse. Elle se dirigeait vers la lumière mais se tenait tout de même sur ses gardes. Même la plus belle des illusions pouvait être fatale.

Elle dû arrêter sa course pour ne pas tomber dans l'immense canyon qui délimitait la forêt de façon abrupte. Elle fit le parallèle avec La Cicatrice qui balafrait l'ancien territoire de son clan. Mais ce gouffre-ci ne semblait pas avoir de fond. Elle contempla un instant le trou béant de la terre en se demandant si un malheureux accident pourrait couvrir son incapacité à affronter ses responsabilités.

— Sérieux ? T'as pas honte de penser des choses pareilles ?

Elle se retourna et pointa le canon de son Nox 33 sur une petite blonde aux cheveux longs assise sur le rebord. Elle la fixait de ses yeux ambrés, ses pieds se balançaient innocemment dans le vide.

— Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Tu sais très bien qui je suis, Érïn.

— Je... va-t'en. Tu n'as rien à faire là.

— Cesse de me mentir, cesse de te voiler la face.

Au bord des larmes, Érïn tira une balle dans la tête de la fillette. Le projectile la percuta de plein fouet. La fumée bleutée se dissipa. La petite fille la toisa de ses yeux mesquins.

— Ah non, ça c'est de la triche ! Qu'est-ce que tu croyais ? Que tu pourrais te débarrasser de ton passé comme ça ? Avec une balle entre les deux yeux ? Désolée de te décevoir ma grande.

Érïn contempla son pistolet impuissant et serra le poing d'un geste rageur.

— Laisse-moi, tu ne crois pas que tu me fais assez de mal comme ça ? hurla-t-elle.

A présent, des larmes dévalaient à toute vitesse ses joues terreuses. Elle les essuya avec la manche trop large de son pull et mitrailla la fillette du regard.

— Tu ne pourras jamais te débarrasser de moi, tu le sais très bien. Arrête d'être stupide, que dirait le gamin de toi ?

— Je me fiche bien de ce qu'il peut penser !

— Mensonge ! Tu sais que tu es un modèle pour lui et tu ne veux pas le décevoir. Parce que pour la première fois depuis bien longtemps, quelqu'un a placé sa confiance en toi. Tu n'as pas l'intention de reproduire les mêmes erreurs, n'est-ce pas ?

Érïn ne répondit rien. Elle était à bout de force et à court de mot.

— C'est bien ce que je pensais. Il te reste tellement de chemin à parcourir... Mais pour l'instant, c'est moi ton problème. Alors, qu'est-ce que tu comptes faire ?

— Je ne sais pas... Je n'arrive plus à te supporter, tu m'es trop... douloureuse.

— Je sais, ne crois pas que je fasse ça par plaisir. On est deux dans cette galère, enfin... façon de parler.

Érïn s'approcha à pas lents et s'assit sur le rebord à ses côtés. Elle avait toujours autant envie de faire disparaître cette fillette de sa vie mais, pour le moment, elle restait juste sonnée par les événements.

○ ○ ○ ○

Tristaan respira profondément mais évita de fermer les yeux. On ne se doutait jamais ce qui pouvait jaillir des broussailles. Il se résolut à continuer dans l'ombre, se persuadant qu'Érïn ne l'aurait jamais envoyé sciemment à la mort. L'angoisse transformait cette tentative en exploit. Il pensa aux Loups qui les avaient envoyés dans cette galère. La confiance n'existait-elle chez les Phœviens qu'après avoir prouvé sa valeur ? Certes, ils vivaient dans un monde dur, cruel, loin du confort et du luxe de Goldhaven ou des autres métropoles de la Nation, mais cette atmosphère les avait-elle transformée en bêtes ? Malgré tous ses efforts, Tristaan avait encore du mal comprendre les enjeux et à se repérer entre ces deux mondes bien différents. Et les Loups... Tristaan n'avait rencontré jusqu'alors que des Scorpions et, à son grand malheur, quelques Flammes avec leurs costumes semblables à ceux de miliciens. Les Loups, eux, semblaient des créatures mi-bêtes mi-hommes, dans leur apparence comme dans leur comportement. Mais cela était-il un mal pour autant ? Fallait-il les blâmer ? Les Huppés, comme Érïn les appelaient, n'étaient-ils pas des monstres aussi en marginalisant les plus démunis ? Il sentait que cette forêt réveillait en lui des interrogations et des doutes qu'il avait enfouit en lui pour ne pas les affronter...

Ses pensées bourdonnèrent un moment sur ces sujets. Un mystère apparut dans sa tête et se détacha du brouillard. Pourquoi les Loups portaient-ils des peaux de bêtes ? Cette question pouvait sembler innocente... si les animaux n'avaient pas tous disparus depuis des décennies. Phœvos était certes habitables, il en était la preuve vivante, mais Tristaan pensait que seuls les insectes étaient revenus. Or, les Loups portaient sur leur dos les peaux de gros animaux sauvages : loups, ours, félins. Ils avaient également parlé d'une bête féroce dans la grotte où Tristaan se dirigeait en cet instant même...

— Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? murmura-t-il entre ses dents.

Il releva la tête à temps pour éviter un tronc d'arbre et aperçu une forme sombre devant lui. La grotte ! Il l'avait enfin trouvé ! Son soulagement fit vite place à la panique. Il se trouvait seul, sans arme, sans défense devant l'antre d'une bête qu'on surnommait La Créature du Supplice. Tout allait parfaitement bien.

Il se plaqua contre un gros tronc et tâta sa poche à la recherche de son talkie-walkie. Sa main voulut se refermer sur le métal mais l'engin se déroba comme du savon contre sa paume et glissa sur l'humus hors de sa portée. Il se précipita vers l'objet qui disparu tout simplement devant ses yeux ébahis. Le jeune homme toucha l'endroit où le talkie s'était volatilisé : rien. Juste des feuilles mortes sur un sol de terre. Tristaan se mit à douter sérieusement de sa santé mentale.

— C'est ça que tu cherches, fils ? prononça son père en sortant de la grotte. Alors viens me chercher.

Il s'enfonça dans l'antre du monstre, son talkie-walkie à la main. Tristaan ne réfléchit qu'une seconde et fonça à sa suite. La cavité, sombre, humide et glaciale, semblait ordinaire, mais Fraank Lenock s'y tenait assis dans un fauteuil de velours, un verre de vin rouge à la main. Il toisa son fils, une lueur de défi dans les yeux.

— Papa ?

— Fils.

— Je... Qu'est-ce que tu fais sur Phœvos ? Tu devrais être à Technogold, en train de travailler... Je ne comprends rien !

— Cela t'arrangerait n'est-ce pas ? Que je ne sois pas dans tes jambes, pour faire tes petites affaires criminelles ?

— Mais de quoi est-ce que tu parles ?

— Tu es parti de la maison, tu as fui la police, tu as accompagné une criminelle et ses amis sur une planète détruite et tu me demandes de quoi je parle ?

— Je... Ce ne sont pas des criminels, ce sont des personnes marginalisées par la société ! Et puis... ils ne sont pas tous assoiffés de pouvoir ou fous à lier !

— Pas tous, hein ? ricana son père.

— Je suis du bon côté, je te le promets ! J'aide Érïn à rassembler des gens pour arrêter Andréus et Conraad. Ils veulent prendre possession de la ville et terroriser les habitants !

— Qui t'as raconté tout cela ?

— Ben... Érïn.

— Qui t'as dit de lui faire confiance ? Et si tout cela n'était qu'un piège, qu'une invention pour te mener dans un plan diabolique dont tu ne pourrais pas t'échapper ? Tu y as pensé, avant de sauter dans le vide ?

— Mon instinct ! Et bien sûr que oui, je ne suis pas l'enfant irresponsable que tu penses avoir comme fils ! Quand cesseras-tu enfin de douter de moi ? Quand est-ce que tu me feras confiance ? J'en ai assez de passer pour un nul devant toi et tous tes diplômes ! Je suis jeune, pas débile !

— Tu es plutôt pathétique. Tu comptes faire un caprice après ? J'ai besoin de savoir pour prévenir mon employeur...

— Voilà ! On y arrive ! Maman et toi, vous ne vivez que pour le travail ! Faut pas s'étonner après que je me barre de l'appartement !

— Je ne t'ai pas élevé pour dire de telles insanités ! Je suis persuadé que c'est Érïn ou Gregg qui ont une mauvaise influence sur toi !

— C'est plutôt votre absence qui a des répercussions sur moi ! Et laisse Gregg en dehors de tout ça ! Tu m'as dit que tu l'aimais bien, tu n'es qu'un...

— Un quoi ? Vas-y, je t'en prie.

— Tu n'es qu'un hypocrite !

Les Clans de la Pénombre | T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant