Érïn fut réveillée en sursaut par le changement de garde devant leur cellule. À croire qu'une paria et un huppé paumé étaient plus dangereux qu'une armée de Flammes dans Goldhaven... Elle ravala ses pensées amères et tenta d'oublier le temps qu'ils perdaient enfermés, au lieu d'agir pour la sécurité de tous. Elle ne put se rendormir, remâchant encore et encore le discours qu'elle allait déballer devant le chef des Scorpions, si tout allait bien.
Elle espérait que Lïam aurait du succès. Quelques heures plus tard, celui-ci apparu derrière les barreaux.
— Réveille ton pote, j'ai trouvé le moyen de vous faire entrer dans la base. Mais... ça ne va pas te plaire.
— Quoi ?
— Vous pouvez venir au QG seulement si vous êtes attachés.
— On fera avec, on commence à avoir l'habitude.
Elle secoua Tristaan et Lïam souleva la mâchoire de fer pour laisser sortir les prisonniers. Deux gardes leur attachèrent les mains dans le dos avec de lourds morceaux de métal, sans doute pour les ralentir en cas de fuite. La troupe bardée d'armes et de vêtements colorés partit en direction de la montagne, encadrant Tristaan et Érïn qui peinaient à marcher avec leur fardeau et leurs courbatures de la veille.
La pâle lueur qui s'étendait dans ciel indiquait que la nuit était terminée, laissant un jour ombragé sur la Pénombre. Le deuxième jour de la fugue de Tristaan. Érïn avait la terrible impression de lui faire porter ses erreurs depuis quelques temps, en l'embarquant avec elle. Elle avait rudement combattu deux ans auparavant mais, depuis le fameux Grand Incendie, sa vie n'était plus qu'une fuite perpétuelle. Elle avait fui le champ de bataille ravagé par les flammes, fui sa seule famille, dévorée par le brasier, fui son ancienne vie et son innocence qui s'était consumée ce jour-là. Elle s'était exilée sur une planète qu'on disait sans risque, sans vis-à-vis. Et, pourtant, ce fut de nouveau l'exil sur une île d'or et d'illusion. Elle avait fui ses problèmes, fui ses malheurs. Au bout du rouleau, dans un élan de lâcheté qu'elle ne se pardonnerait sans doute jamais – comme tant de fragments de son passé – elle avait même tenté de fuir la vie. Sans succès.
Aujourd'hui, elle avait de nouveau fui le foyer de son ami, et le sien, improvisé mais dont elle s'était habituée. Éternelle exilée, éternelle lâche, éternelle âme errante dans un monde illusoire. Malgré la vaillance dont elle voudrait faire preuve, celle que Tristaan admirait tant, elle le savait au plus profond d'elle-même : elle ne serait jamais en paix tant que son combat ne serait achevé. Et s'il le fallait – elle l'espérait presque – elle mourrait dans le feu de la bataille, dans le sang qui s'écoulerait de son corps, s'échapperait comme ses démons, la laissant sans vie et sans dettes. En paix avec tous, avec elle, avec la mort.
○ ○ ○ ○
Tristaan lança un coup d'œil à sa compagne, cachée derrière un garde qui les empêchait de communiquer. Elle avait une mine si sombre qu'il frissonna. Il commençait à la connaître, malgré son esprit impénétrable et son tempérament imprévisible. Elle ruminait des pensées noires, si obscures que Tristaan ne pouvait savoir de quoi il s'agissait. Il soupira sous le poids de ses entraves qui lui sciaient les poignets et tiraient sur les muscles de ses bras. À croire que les Scorpions leurs faisaient passer une sorte d'épreuve de force mentale et physique afin de savoir s'ils étaient aptes à s'adresser au maître des lieux.
Oublier. Oublier la douleur, oublier tous les gens qu'il avait laissés derrière lui pour suivre cette marginale dans une cause improbable. Oublier ses parents qui trimaient à Technogold, oublier Gregg, son meilleur ami depuis toujours qu'il n'avait même pas eu le temps de prévenir. Il lui manquait terriblement, encore plus dans ce lieu inhospitalier. Lutter. Lutter contre les larmes de rages et de fatigue qui lui montaient aux yeux. Ce n'était que le début de l'aventure. Le début du combat.
La troupe arriva en vue du bidonville des Scorpions. Les maisons de bric et de broc enserraient la montagne de détritus comme un étau morbide. Un tas hétéroclite de taule rouillée, de pierres, de terre battue, d'objets insolites traînant dans les rues coupées par des cordes à linge qui les ralentissaient. Des arbres et des buissons épineux poussaient dans les salons, quelques enfants piaillaient aux quatre coins du quartier. Devant les maisons dépourvues de portes, que l'on fermait par des rideaux grignotés par les insectes, s'amassaient nombre de bouteilles en plastique, de barres de fer, de détritus formant des mares aux coins des rues.
Assis devant les façades dégarnies, des habitants les regardaient passer et piétiner les déchets avec toutes sortes d'émotions dans les yeux. Certains détournaient le regard ou les ignoraient. D'autres les observaient, la rage au cœur ou le dégoût au bord des lèvres. Seul un enfant accroupi dans la crasse leva des yeux limpides vers Tristaan. Il le suivit du regard, plein de curiosité pour l'étranger, la bouche entrouverte, arrêté dans sa fouille. Dans ses yeux brillaient une impressionnante sagesse et une douce innocence. Tristaan, qui se tordait le cou pour ne pas interrompre leur liaison fragile, se fit rabrouer par un garde qui le repoussa dans le groupe.
L'enfant disparu derrière la masse de Scorpions et Tristaan retourna à la réalité. Il observa encore le bidonville autour de lui, qu'ils avaient presque fini de traverser dans un malaise persistant. Pour la deuxième fois, Tristaan fut frappé par la décrépitude de ce lieu si plein de vie et si vide à la fois.
○ ○ ○ ○
Ils arrivèrent enfin au pied de la montagne, bariolée de toutes les couleurs des emballages qui la constituaient. La troupe s'arrêta devant une grande trappe de métal blindé qui ressemblait plus à un coffre-fort dans le sol qu'à l'entrée d'un QG. Certains gardes qui les surveillaient aidèrent ceux de l'entrée à dégager l'ouverture. Les charnières grincèrent en dévoilant un trou béant plongé dans l'obscurité, une échelle précaire menait dans le souterrain.
— En route !
La troupe s'allégea pour ne laisser que quatre gardes avec Tristaan et Érïn, dont Lïam fit partie. Il se plaça derrière les deux compères avec un autre Scorpion. Les entraves tombèrent sur le sol avec un bruit sourd et les intrus purent descendre sans encombre dans les entrailles de la terre. Quand les semelles abîmées de la jeune fille claquèrent sur le sol métallique, elle se rendit compte de son erreur.
— Ce n'est pas un souterrain !
— Non, le QG est un vaisseau enfoui sous la montagne, répondit Lïam. Les Scorpions ne dorment pas dans un tas de déchets toxiques !
— Je me disais aussi... murmura Tristaan.
Ils continuèrent le chemin jusqu'à la cabine du chef des Scorpions dans un silence nerveux. Seul le bruit de leurs chaussures résonnant contre le métal et se répercutant sur les murs étroits troublait leur mutisme. Érïn, qui s'était traînée un nombre incalculable de fois dans les conduits d'aération ou les égouts humides, se sentit néanmoins oppressée au bout de quelques minutes sous terre. Apparemment, Tristaan n'en menait pas large non plus.
Les six s'engagèrent dans une impasse et les gardes qui les précédaient ralentir l'allure pour s'arrêter devant une porte semblable à toutes les autres. Ils frappèrent et attendirent le signal qui leur permit d'entrer. La porte coulissa dans un grincement affreux et le groupe s'engagea dans la pièce meublée de façon sommaire. La cabine du capitaine, l'antre du chef. Les gardes s'écartèrent. Un homme les toisa, assis dans un fauteuil à long dossier.
La respiration d'Érïn se bloqua. Le silence se fit pesant. Elle entendit Tristaan déglutir avec difficulté.
Andréus se tenait devant eux.
VOUS LISEZ
Les Clans de la Pénombre | T1
Bilim KurguPhœvos, planète détruite par une énorme explosion nucléaire il y a cinq siècles, n'est plus habitable. Les humains se sont réfugiés sur des îles artificielles flottant au-dessus du sol. Tristaan est un lycéen curieux qui vient de débarquer à Goldhav...