CHAPITRE 8

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Vers minuit, comme tous les soirs depuis quelques jours, elle se glissa dans la salle de sport des employés de Centraltrash après la fermeture. Appartenant au centre de tri depuis peu, les machines plutôt perfectionnées étaient neuves. Elle retira ses nombreuses couches de vêtements, enfila un short et commença une série d'échauffements. Elle avait décidé de s'entraîner mais elle ne voulait pas non plus souffrir de crampes et de courbatures qui l'empêcheraient de se déplacer aussi vite qu'elle se devait de l'être. Ce genre de détails pourrait lui coûter la vie, elle en était consciente.

Elle sentit ses muscles chauffer et continua son rituel en grimpant sur un tapis roulant. « Allez, dix minutes de course, ma vieille ! »

Elle se stabilisa à une allure soutenue et laissa son esprit divaguer tandis qu'elle gardait une respiration régulière. Les efforts physiques étaient souvent la seule échappatoire qu'elle possédait pour oublier ses soucis, au moins pour quelque temps. Quand on vivait dans un monde comme celui qu'elle avait quitté ou que l'on se retrouvait dans une situation semblable à la sienne, l'endurance et l'agilité n'étaient pas des options.

Elle se dirigea vers le sac de frappe et travailla ses coups de pieds et de poings. C'était toujours dans ces moments-là qu'elle repensait, avec une froide détermination, à tout ce qu'elle avait déjà vécu alors qu'elle n'était même pas encore adulte. Elle songea avec amusement qu'un jour peut-être, quand elle serait morte, quelqu'un écrirait un livre sur sa vie. Et puis, son sourire s'effaça quand elle se souvint de cette société d'intellectuels pompeux qui ne regardaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils ne se rendaient compte de rien.

Ses coups devinrent plus puissants à mesure que sa rage s'intensifiait. Non, personne ne se souciait d'eux, ni d'elle. Ils préféraient s'enrichir et clamer des valeurs qu'ils ne respectaient pas. Et elle, dans cette marée humaine persuadée de faire le bien, elle n'était qu'un minuscule petit rien. Sa colère et son amertume ne refluaient pas, elles ne reflueraient jamais.

Le sac éventré se disloqua au sol comme une vieille poupée de chiffon sur un parquet de fortune. L'adrénaline pulsait encore dans ses veines. Elle effectua plusieurs enchaînements de figures plus ou moins acrobatiques et de mouvements dans le vide, le souffle rauque. Elle aurait préféré se défouler sur un adversaire digne de ce nom mais c'était impossible. Elle se trouvait dans une minuscule salle de sport, pas dans un centre d'entraînement spécialisé qui utilisait les robots adéquats. Tant pis, elle s'en contenterait...

Sa gorge était sèche, ses cheveux courts collés à son front par la transpiration. Pourtant, pas une fois elle ne s'arrêta entre ses vrilles, ses feintes et ses coups de pieds retournés. Malgré elle, de douloureux souvenirs remontèrent par flashs dans son cerveau. Une petite maison presque délabrée, une fille de cinq ans aux longs cheveux blonds, le visage souriant de la personne qu'elle aimait le plus au monde, envahirent toutes ses pensées. Puis vinrent la fuite, l'attaque, le poison incarné dans un être humain et la touche finale : l'Incendie.

Essoufflée, elle tomba à genou sur le tapis. Prise d'une autre crise, elle revivait en tremblant le jour le plus funeste qu'elle ait jamais vécu. Les flammes envahissaient tout, carbonisant chaque parcelle de son abri. Les cadavres des gens avec qui elle avait partagé un bout d'existence se recroquevillaient sous la chaleur intense du brasier. Des cris d'agonie s'échappaient dans l'air chargé de cendres et d'horreur. Un râle puissant s'échappa de ses lèvres alors qu'elle s'extirpait péniblement de cette vision cauchemardesque, frottant le bandage de son bras gauche au risque de l'arracher. Ses yeux la piquaient, son bras la brûlait. Elle reprit sa respiration, le front plaqué contre le sol frais de la salle déserte.

Quand le battement de son cœur devint plus régulier, la jeune fille se dirigea d'un pas chancelant vers les vestiaires. Elle retira ses habits trempés de sueur et se purifia le corps et l'esprit sous une douche automatique. Les gouttes d'eau ruisselaient sur sa peau nue emportant avec elles les dernières images de souffrance de sa tête. Rares étaient les fois où elle perdait ainsi son sang-froid. Elle jura, elle s'était pourtant promis de ne pas laisser ses souvenirs gouverner ses poings. Pourtant, elle devait bien admettre que ses mouvements redoublaient d'efficacité quand elle laissait s'écouler toute la rage contenue dans son être. Elle se rhabilla et pensa à changer son bandage mais elle ne voulait pas revoir ce qui s'y cachait, pas maintenant.

Elle but toute l'eau de sa bouteille cul-sec et sortit de la salle de sport. Elle passa par la porte de derrière sans se faire voir par le gardien et remonta la rue dépourvue de passants. Elle évitait les tâches de lumière diffusées par les lampadaires et se tapissait dans l'ombre en toute discrétion. La jeune fille ne se faisait pas de soucis pour les Sentinelles. À les avoir côtoyées pendant assez longtemps, elle connaissait les lieux couverts par leur ronde par cœur.

Finalement, à quelques mètres de Centraltrash, elle trouva une bouche d'égout et s'y engouffra en jetant un dernier coup d'œil par-dessus son épaule. Arrivée dans le corridor humide, elle suivit une piste longeant un caniveau crasseux et déboucha sur la cavité où elle avait installé ses nouveaux quartiers. En plus d'être surélevé, ce qui le préservait un peu plus des inondations, ce creux n'accueillait presque aucuns rats, ceux-ci préférant les déchets bien gras aux ordures propres rejetées par le centre. Il y avait toujours le cours d'eau nauséabond, mais c'était mieux que rien. Elle s'allongea sur sa couverture mais ne parvint pas à trouver le sommeil tout de suite, elle pensait à trop de choses en même temps.

Que lui avait dit Raalph déjà ? Ses ennemis dominaient toujours. Conraad et Andréus ? Toujours alliés. Mais il semblerait que la Meute Mineure des Loups se réveille enfin et les Scorpions tentaient apparemment quelques assauts, pourtant insuffisants. « Les Clans n'auront bientôt plus de soucis à se faire. Je règlerai rapidement le problème et tous pourront à nouveau dormir sur leurs deux oreilles. » songea-t-elle, déterminée à écraser ses adversaires jusqu'aux derniers.

Elle s'endormit, sa nuit fut remplie de rêves de batailles et de sang.

Les Clans de la Pénombre | T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant