CHAPITRE 53

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Tristaan n'eut pas le temps de se rendre compte qu'il avait tué des êtres-humains. Il n'eut pas le temps de reprendre sa respiration. De penser à son but ou son idéologie. Il n'y eut pas de ralenti introspectif comme au cinéma. Non, Tristaan n'eut pas le temps de calmer le battement intrépide de son cœur. D'énormes vrombissements surgirent du néant et des hélicoptères de l'armée entrèrent dans son champ de vision. Ils survolèrent la place en flammes de Goldhaven, ils étaient bien une demi-douzaine, énormes avec leurs pales qui tournaient plus vite que le sang dans les artères de Tristaan. Enfin, les Sentinelles réapparaissaient pour leur prêter main-forte ! Des ouvertures apparurent dans leurs flans et des filets bleus pétant furent propulsés sur les assaillants. Le jeune homme comprit sur l'instant qu'il s'agissait de filets électriques et qu'ils capturaient les combattants des deux camps, sans distinction.

Des questions sans réponses se bousculaient dans la tête de l'adolescent. Son cerveau surchargé d'informations restait inerte, incapable de prendre une décision face à ce spectacle inattendu. Alors, son corps se chargea d'adrénaline et prit le dessus. Il courut, courut, courut. Il ne ressentait aucune fatigue. Il dévala les escaliers, prit les tubes-ascenseurs à grande vitesse. Son sang bouillait à l'intérieur, cramait ses tempes. Il devait faire quelque chose, n'importe quoi plutôt que de rester perché sur ce building à regarder l'armée capturer tout ce qui bougeait.

Il atteignit le rez-de-chaussée, la rue. Le béton mouillé par la pluie, la sueur et le sang provoquait un bruit de succion sous ses pas précipités. Çà et là, des cadavres. Frais. Des blessés. Et les filets gigantesques qui s'abattaient sur les êtres-humains devenus fourmis. Flammes et alliés cessaient la plupart du temps de s'entretuer pour échapper à la capture. Quelque part à plusieurs rues de là, des canons à grenades se retournaient contre les hélicoptères armés. Andréus avait compris que le plus grand danger venait des airs. Tristaan aurait pu se réjouir de cette diversion si seulement l'armée ne se retournait pas aussi contre ses propres citoyens.

Cependant, entêtées dans leur guerre, les Flammes continuaient leurs tirs à répétition. Le vrombissement infernal des hélicoptères couvrait le bruit des balles et des grenades à implosion. Jusqu'ici immobile face à la scène terrifiante qui se déroulait sous ses yeux, Tristaan se mit en marche. Que pouvait-il faire ? Il n'avait pas prévu le retour de l'armée. Il n'avait pas prévu que les Flammes continueraient à se battre. Il n'avait pas prévu, en déménageant au milieu de l'année, qu'il se battrait dans une guerre civile quelques mois plus tard. Il n'avait pas prévu de tirer sur des gens. De... Non, il ne pouvait pas y penser. La sueur coulait de son visage et ramenait de la poussière dans ses yeux. Il sentait distraitement le sang couler de son nez et effleurer ses lèvres en passant. Il gardait les yeux grands ouverts mais ne voyait rien. Tristaan n'aurait pas pu prévoir qu'une grenade à implosion se dirigerait vers lui, dans son dos. La mort venait le prendre en traître.

○ ○ ○ ○

Érïn courait, bondissait. Elle volait de toits en toits, entre les buildings. Le vide ne lui faisait pas peur. Elle le trouvait rassurant, c'était pour elle comme un cocon d'air frais revigorant. Lorsqu'elle ne devait pas tomber, elle sentait comme une force invisible et supérieure qui la poussait vers le haut, vers l'avant. Dans sa tête, tout était parfaitement clair. Un seul objectif : la tête de Conraad, l'assassin de son clan. Jamais elle ne s'était sentie aussi libre, aussi sûre d'elle, aussi épanouie qu'à ce moment, alors qu'elle poursuivait Conraad. Sa carrure imposante n'était pas faite pour la course de haute voltige. Elle se rapprochait de plus en plus. Elle voulait sa cervelle sur un plateau de sang. Les niveaux changeants du terrain l'empêchaient de tirer sans que la balle ne puisse ricocher vers elle. Aucune importance, elle le renverserait et lui tirerait une balle dans la tête après son discours de vengeance. Elle le répétait dans son sommeil depuis le Grand Incendie.

Elle était si proche à présent ! Elle s'apprêta à prendre une impulsion pour sauter mais Conraad disparut brusquement de son champ de vision. Il se trouvait maintenant un niveau plus bas, sur le toit d'un building de Technogold. Elle le rejoignit, assoiffée de sang et de vengeance. Elle atterrit sur ses pieds avec un bruit mat. L'armure de Tristaan fonctionnait à merveille. Elle esquissa un rictus à glacer le sang et arma son fidèle Nox 33. Derrière Conraad, le vide. Il ne pouvait plus s'échapper. Elle s'avança encore vers lui.

— Alors, on est essoufflé ? assena-t-elle.

— Tu le croiras ou non mais je ne suis plus tout jeune, répondit Conraad sans l'ombre d'un sourire.

— C'est ici que ta vie s'achève, pourriture. Aujourd'hui, je vais faire ce que j'attendais depuis des années... Je vais te faire payer la mort des miens. Celle de mon frère.

Les derniers mots de Tristaan résonnèrent un instant dans son esprit mais elle les chassa très vite. Elle ne renoncerait pas.

— Me laisser tuer par une gamine ? Certainement pas.

— C'est pourtant ce qui risque d'arriver quand j'appuierai sur la gâchette.

Elle visa la tête.

— Trois... deux... un...

Mais Conraad sauta dans le vide.

○ ○ ○ ○

Il entendit le sifflement meurtrier trop tard. Tris se retourna et n'eut que le temps de voir une masse informe parer la grenade et l'envoyer valdinguer à plusieurs mètres. Les secondes qui précédèrent l'explosion permirent à Tristaan de reconnaître Romuaald. Mais il était trop tard. La grenade explosa, implosa et aspira le corps métallique dans un trou noir fulgurant. Tristaan se couvrit le visage d'une main, l'autre agrippée à un lampadaire. L'implosion fut terminée en un éclair, mais une année semblait s'être écoulée. Il se précipita vers le cratère de l'explosion dans un élan désespéré. Glissa dans le trou. Tomba à genoux à côté d'un morceau de ferraille informe. La moitié du corps de Romuaald arraché, disparu dans une dimension subatomique. Les yeux du robot clignotaient dangereusement, le reste de son corps restait inerte. Les larmes dévalaient les joues de Tristaan et rendait l'image du robot floue et tremblotante. Il s'essuya les yeux d'un coup de manche et tint la tête de Romuaald entre ses mains.

— Romuaald... Romu...

— Tris... staa... staan... Tris... Tri.

— Calme-toi, calme-toi mon ami.

— ... staa... staaan.

— Je t'avais dit de rester à l'arrière... Je t'avais dit... Je...

— Mon... Signe vitaux hors service dans... Système de secours enclenché... Système de secours endommagé... Système... Sourdine activée.

— Romuaald !

— Mon rôle était de te protéger, Tristaan.

— Tu avais promis ! Tu avais promis de ne pas mourir !

Tristaan éclata en sanglot. Il ne contrôlait plus rien. Il tenait la moitié de Romuaald dans ses mains. Il pleurait et les balles et les grenades pleuraient au-dessus de lui. Le dos voûté, il était comme pris dans un grand silence, une bulle de silence dans cette orgie de bruits et de mort.

— Tu avais promis...

— Tristaan. Je ne suis pas doué de sentiments mais il faut que tu saches une chose avant...

— Non, je refuse ! Je refuse que tu me laisses !

— Trista... Perte du système imminent.

— Oui ?

— Je t'aime. Système détruit.

Les Clans de la Pénombre | T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant