CHAPITRE 9

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Le fumet appétissant d'un ragoût de pigeon parvint aux narines de Tristaan. De tous les plats qu'il avait goûtés dans sa vie, celui-ci était de loin le meilleur. Sa mère saisit plusieurs couverts sortant de la synthétiseuse-lave-vaisselle et les posa sur la table en déclarant :

— Mon petit mouton, tu peux mettre la table s'il te plaît ?

Il soupira. Sa mère arrêterait-elle un jour de l'appeler ainsi ?

— Romuaald ne pourrait pas le faire plutôt ? C'est son boulot, il est programmé pour ça !

— Effectivement, mais si tu continues à me répondre je te demanderai plutôt de nettoyer les toilettes, ça te donnera une idée de ce que RMD subit tous les jours.

Le robot en question jeta un coup d'œil à Tristaan qui semblait dire : « Tu ferais mieux de faire ce qu'elle te dit, tu as déjà eu de la chance qu'elle ne remarque rien. » En effet, Romuaald avait trouvé dans sa base de données la recette d'une pommade qui guérissait un large panel de blessures et ils en avaient étalé sur son œil au beurre noir avant que ses parents n'arrivent. Contre toutes attentes, celle-ci avait tellement bien fonctionnée que la peau de Tristaan était devenue blanchâtre. Ils n'avaient pas pu régler le problème à temps et, maintenant, le jeune homme espérait que sa mère ne fasse pas de commentaire.

Il finissait de disposer les assiettes quand il remarqua quelque chose :

— Où est Papa ? Il n'est pas encore rentré ?

— Non, il avait un dossier à terminer.

— Il était long, ce dossier ?

Sa mère le dévisagea.

— Eh bien, je suppose... Tu es sûr que ça va chéri ?

— Oui, oui, pourquoi ?

Oh non, ça y est, il était cuit.

— Tu as l'air... malade.

— Euh... non, c'est juste... euh...

« Je mens extrêmement mal », se dit-il. « Dans quelques secondes, elle va me percer à jour et adieu les jeux vidéo, la liberté, Les Aventures de Kline en 5D ! »

— Au lycée, ils ont disséqué un cœur artificiel. Tristaan n'ose pas le dire mais il a failli vomir. J'ai dû aller le chercher plus tôt aujourd'hui.

Le jeune homme regarda Romuaald avec des yeux ronds, comment diable avait-il pu dire une chose pareille ? Mais il afficha vite un air innocent et presque larmoyant quand sa mère se tourna vers lui pour lui dire :

— Oh Tristaan, tu joues à des jeux vidéo sanglants et tu as peur d'un cœur factice ?

— C'est pas pareil maman...,là c'est dans la réalité !

— Je comprends. Mais c'est passé, n'est-ce pas ?

— Oui, oui, ça va aller, ne t'en fais pas.

— Elle l'embrassa sur la tête et la famille s'attabla.

○ ○ ○ ○

Plus tard dans la soirée, alors qu'il s'apprêtait à se coucher, Tristaan questionna le robot :

— Pourquoi tu as dit ça à ma mère ? Je te croyais incapable de mentir !

— Mais je n'ai pas menti.

— Je ne comprends pas. On n'a pas disséqué de cœur aujourd'hui, c'était il y a trois jours.

— Oui, mais tu en as quand même disséqué un et tu as effectivement failli vomir. C'est ce que tu m'as dit. Et je suis bien venu te chercher plus tôt aujourd'hui.

— Tu as...

— Simplement modulé une certaine perception de la réalité pour t'éviter quelques désagréments familiaux.

— Romuaald ?

— Oui, Tristaan ?

— Tu es un génie !

○ ○ ○ ○

Le lendemain, Tristaan parcourait les rues de la ville avec ses camarades, guidés par leur professeur d'art.

— Regardez ces magnifiques graphismes, cette technique de pochoirs successifs et de bombes de peinture qui dévoilent le talent incroyable de l'artiste !

Madame Fuschia, une petite femme dans la cinquantaine, secouait les perles de ses nombreux bijoux avec des mouvements brusques trahissant son enthousiasme et son excitation. Elle adorait visiblement raconter l'art du street art à ses élèves plus ou moins emballés en s'appuyant sur les nombreux graffitis qui ornaient les murs des buildings.

— Observez toutes ces couleurs habillant la façade tel un patchwork bigarré ! N'est-ce pas magnifique ? Et cette fresque représentant deux personnes homosexuelles ! N'est-ce pas là le symbole d'un monde plus juste ? De l'affranchissement de toutes les barrières de la société ? Et d'un amour partagé, magnifique et éclatant aux yeux de tous ?

Quelques élèves eurent le courage de répondre, avec peu d'entrain. Tristaan, lui, regardait toutes ces œuvres en se demandant comment on pouvait créer de telles formes avec seulement un peu de peinture et du talent. Sur un vicieux coup du hasard ou peut-être parce qu'il avait l'air plus captivé par le cours que les autres élèves, il se retrouva les épaules coincées sous le bras protecteur de Mme Fuschia qui lui posait toutes sortes de questions. Ses cheveux poivre et sel lui chatouillaient le visage.

— Regarde Tristaan, que penses-tu de cette œuvre étonnante ?

Le professeur montrait au jeune homme quelque chose qui ressemblait étrangement à une tâche de moisissure sur le mur. La ressemblance était tellement frappante qu'il regarda Mme Fuschia dans les yeux pour voir si elle ne lui faisait pas une blague. Mais non, elle paraissait totalement sérieuse. Ses yeux l'implorait presque. Tristaan observa encore une fois la tâche. Non, il ne pouvait pas décevoir cette pauvre dame qui ne faisait que son boulot ! Ses camarades derrière lui étaient aussi attentifs que des huîtres. S'il disait une bêtise, il pourrait espérer qu'ils ne le remarquent pas. Et puis, finalement, en tournant la tête sous un certain angle, on pouvait trouver quelques petites choses à dire...

— Mhmm... ça ressemble à...

— Oui ? Vas-y, dis-moi Tristaan, qu'est-ce que tu vois ?

— Une... espèce de... de pied déformé.

— Oh hum... oui, ça peut être une interprétation. Et que vois-tu au-delà des courbes, à travers les couches de peinture ? Quel est le sens caché de cette œuvre ?

« Le sens caché d'un pied ? Mais c'est juste... un pied quoi ! Il n'y a pas de sens particulier ! Je ne dois vraiment pas avoir l'esprit artistique... » pensa-t-il. À nouveau les yeux implorants de son professeur l'observaient. Tristaan ne pouvait se résoudre à lui faire une telle réponse. Il devait trouver quelque chose à dire, même si c'était stupide. Il avait pitié de cette pauvre dame.

— Cette œuvre nous montre... euh... la discrimination passée envers... les personnes handicapées !

Fier comme tout d'avoir trouvé cela, il sourit à Mme Fuschia et s'attendait à tout sauf à une grimace condescendante de sa part.

— Eh bien, c'est... comment dire... une analyse intéressante, oui, très intéressante. Hum, s'il vous plaît les jeunes, continuons notre chemin, j'ai encore beaucoup de choses à vous faire découvrir !

Elle s'empressa de lâcher Tristaan et de rameuter les élèves pour les guider vers d'autres habitations. Quelque peu embarrassé, le jeune homme se laissa dépasser par ses camarades afin de masquer sa bêtise. Il remarqua que les amies d'Amandïne avaient tout entendu de leur échange et il rougit de honte en voyant Wyn se retenir pour ne pas éclater de rire.

— Stupide tâche d'humidité ! fulmina le jeune homme.

Les Clans de la Pénombre | T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant