Mathias se saisit d'une des chaises situées devant Elisabeth pour la retourner face à lui et s'assit, les jambes de part de d'autre du dossier. Il sortit un paquet de cartes à jouer de sa poche et le brandit en l'air entre eux deux :
— Ça suffit, maintenant. Tu vas m'apprendre à jouer et je ne pars pas d'ici tant que je ne suis pas du niveau de Julie, histoire d'aller lui coller une raclée.
Elisabeth sourit en coin, remballant docilement les notes sur les habitants du camp qu'elle était en train de trier. Tellement emporté par son envie de jouer et gagner, le châtain ne semblait même pas s'être rendu compte du contenu de celles-ci, non pas qu'elle allait s'en plaindre. Ils n'avaient pas spécialement décidé avec Émile de cacher leur dernière action en date mais elle préférait ne pas en parler avec le policier.
Elle tendit la main pour saisir une table de jardin en plastique à portée de main et la tira afin qu'elle leur serve de support.
— Très bien, dit-elle.
Sérieux comme un pape, il se mit à battre les cartes et elle tenta une énième fois de lui expliquer les règles de ce jeu qu'elle trouvait pourtant simple, ce n'était pas pour rien qu'elle avait choisi celui-là pour jouer avec Julie. Mais aujourd'hui la petite fille n'était pas là pour manifester son impatience quant à la lenteur de Mathias pour percuter, ce qui facilitait grandement les choses.
— On jouait pas à ça quand j'étais petit, râla-t-il alors qu'il perdit la main une fois de plus.
— Si tu savais compter mieux aussi...
— Hey !
Elle reçut un coup de carte sur la main ne lui arrachant pas plus qu'un léger rire.
— Tu n'es pas en exploration, aujourd'hui ? demanda-t-elle.
Elisabeth rassembla une nouvelle fois les cartes, la jeune homme ne semblait pas décider à arrêter de jouer tant qu'il ne gagnerait pas ou au moins ne comprendrait pas un peu plus quand est-ce qu'il gagnait ou non.
— Non, répondit-il d'un ton sec - jouer et perdre l'agaçait de plus en plus - j'ai un jour de repos.
Et un jour de plus pour aller à la pêche aux informations en passant, difficile de s'imaginer se tourner les pouces dans les circonstances où ils se trouvaient tous. Il comprenait très bien pourquoi Elisabeth pouvait péter les plombs à rester là sans rien faire : elle se faisait refuser presque partout où elle voulait aider dans le camp et n'avait de toute façon pas grand chose pour se distraire ici-bas.
— Quand est-ce que je pourrais y retourner ?
Il leva les yeux des cartes un instant, les yeux de la jeune femme étaient rivés sur le tas de cartes entre eux qui grandissait à chaque tour mais il n'avait pas besoin qu'elle le regarde dans les yeux pour voir qu'en plus de la fatigue c'était une bonne vieille déprime qui habitait l'étudiante. Le régime repos total ne lui réussissait vraiment pas.
— Quand tu auras repris du poil de la bête, et ce n'est visiblement pas prêt d'arriver.
— Ça va, ça cicatrise pas si mal. Je peux retirer les sutures demain je pense.
Elle avait relevé la tête, surprise d'y voir un regard si dur chez Mathias. Il rétorqua aussitôt :
— Tu crois que je ne t'ai pas vu donner tes rations à Julie ?
Piquée au vif, elle replongea aussitôt le nez dans les cartes, les battant avec un peu plus de nerf :
— Ça va devenir une habitude de me questionner en jouant aux cartes ?
— Tu réponds toujours aux questions par des questions ?
— Je sais pas, tu veux vérifier ?
Revêche, elle releva de nouveau le visage pour lui faire face. Ils se fixèrent en silence pendant de longues secondes, si Elisabeth affichait une expression sûre Mathias était visiblement énervé.
— Tête de mule, finit-il par dire.
Elle tira une carte de sa main pour la coller avec force devant lui :
— On joue ?
Il acquiesça en silence et la laissa redistribuer à nouveau le jeu, si il avait perdu toute envie de jouer et l'avait déjà mis sur la défensive il avait bien envie de pousser un peu plus les limites pour voir ce qu'il pouvait en tirer, une envie de prendre le risque cette fois-ci.
— Pourquoi t'as autant besoin de nous sortir d'ici ?
— Parce que j'ai pas envie de pourrir ici ?
Elle posa le reste des cartes à distribuer sur la table, elle avait parfaitement compris qu'ils n'allaient pas se remettre à jouer tout de suite voire peut-être pas du tout. Il avait dans le ton de la voix ce petit quelque chose qui le mettait définitivement du côté des policiers. Comme il gardait le silence, elle reprit :
— On a déjà parlé de Sarah, je tiens pas à m'étaler encore plus sur le sujet.
— Oui, mais...
— Mais quoi ? coupa-t-elle sèchement.
— Pourquoi dès qu'on parle de toi tu te braques comme ça ?
— Mais parce qu'on ne se connaît pas, Mathias !
Elle avait haussé le ton, assez pour que quelques têtes curieuses se tournent vers eux. Le châtain leva les mains en signe de paix devant lui : il ne voulait pas se disputer avec elle.
— On se connaît à peine, je ne vais pas te raconter ma vie, reprit-elle plus calmement. - elle reprit les cartes en main - On joue ou pas ?
Un moyen comme un autre de clore la conversation, pensa-t-il. Il sourit tristement et hocha la tête, comme d'habitude il se heurtait à un mur infranchissable et la théorie de la trahison lui paraissait encore un peu plus tangible. Le comportement d'Elisabeth avait toujours été étrange, Mitsu l'avait pensé tout de suite et lui-même l'avait rejoint plus tard mais il était clair qu'il y avait quelque chose qu'elle ne disait pas. Quelque chose qui devenait de plus en plus inquiétant.
— Tu crois qu'on peut changer ? demanda-t-elle soudain.
— Changer ?
— Devenir quelqu'un d'autre. - elle distribua la dernière carte, gardant le regard baissé - Tu crois ?
La question était si large qu'il ne comprenait pas si elle voulait parler de sa vie d'avant ou de son caractère en général et si elle ne voulait pas le conforter dans ses théories, elle avait fait un choix très malheureux de question :
— Pourquoi pas, personne ne sait qui on est, ou d'où on vient... Je suppose qu'on pourrait devenir n'importe qui ici.
— C'est tout ?
— Comment ça c'est tout ?
— C'est ta solution ? Si seulement tout était aussi simple...
Elle leva les yeux au ciel, son index glissait le long d'une des cartes qu'elle tenait dans sa main.
— Les choses sont comme tu les vois Elisabeth, si tu as envie qu'elles soient simples elles le seront. Je ne sais pas ce que tu ne veux pas me dire et dont tu souhaites te débarrasser mais visiblement tes amis étudiants ne t'en veulent pas ou ne savent pas, pas la peine d'en faire une montagne.
Il prit une des cartes sans sa propre main pour jouer, il ne comprenait rien de toute façon. Pas la peine de s'en faire, si tant est qu'on était dans le bon camp.