Chapitre 23

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Le soir était tombé depuis des heures, et une concentration peu habituelle tenait encore Mélanie éveillée, les yeux rivés sur l'embrasure de sa porte de chambre. Depuis quelques jours, Arthur ne lui adressait presque plus la parole, revenait épuisé à n'importe quelle heure de la journée. Mais ça n'était pas ce qui l'interpellait le plus.

Trois jours auparavant l'atmosphère avait changé chez elle. Un changement dans l'air, des bugs électroniques, une lumière plus pâle, peut-être; et ces inexplicables craquements la nuit, sur son plancher.

Étendue sous sa couverture, elle écoutait attentivement les bruits sourds venant du rez-de-chaussée. Elle captait un mouvement imperceptible à l'étage, comme si ses sens en alerte lui traduisaient une différence d'atmosphère dans la maison toute entière. Un frisson lui parcourait l'échine lorsqu'elle entendait un nouveau craquement du bois, similaire aux pas qu'aurait pu faire sa famille; et pourtant la cadence lui était étrangère. Personne à part elle ne semblait faire attention auxdits bruits, personne de sa famille n'avait fait de remarque sur cet événement inhabituel. Elle repoussa sa couette et posa lentement les pieds sur le sol. Elle fit basculer son poids de sorte à n'émettre aucun son, et atteignit la porte menant au couloir.

Par chance, les battants et le plancher étaient relativement neufs, et rien chez elle ne grincerait si elle y prêtait attention. Elle accorda une oreille attentive aux sons de la maison, resta un instant en suspens, la main effleurant sa poignée de porte, sans oser l'enclencher immédiatement.

Rien à l'étage. Il n'y avait plus de bruit au rez-de-chaussée non plus. L'adolescente pressentait que si une figure se baladait dans sa demeure, elle aurait un lien avec les étranges événements dont elle avait été témoin ces derniers temps.

Finalement, Mél fit tourner sa poignée et, après avoir jeté un coup d'oeil minutieux aux ombres immobiles de son couloir et à celles de la pièce ouverte en face de sa porte, elle s'aventura en silence jusqu'aux débuts de l'escalier.

Et si elle agissait de manière stupide? Si elle se retrouvait nez à nez avec un cambrioleur, ou pire, un criminel? Ou peut-être était-ce seulement son imagination. Elle posa son pied sur la première marche descendante, puis la deuxième...elle contrôla le moindre de ses gestes jusqu'à arriver à la limite de l'escalier où elle ne pouvait pas être vue, c'est-à-dire au tiers. Elle s'immobilisa, observa, la respiration basse, les pans de plancher brun grisâtre qu'elle avait dans son champ. Pas de bruit. Mél se pencha et observa, la tête au niveau des hanches, ce qui se passait au premier étage. Personne.

Elle serra plus fort le portable qu'elle avait pris dans sa main et atteignit l'étage inférieur. Elle fit quelques pas et se réfugia derrière le mur qui soutenait l'escalier, juste à côté de la porte d'entrée. Un carré de mur créait effectivement un très court couloir, qui menait jusqu'au bureau de son père, immédiatement à gauche de la porte.

Elle regarda, au loin, le salon. Rien ne lui parut anormal. Sa peur croissait, elle était à découvert puisqu'elle ne savait pas d'où provenaient les bruits qu'elle entendait tous les soirs.

Elle se pencha par curiosité vers la salle où rôdait son père plusieurs heures toutes les semaines. La porte ouverte laissait passer un semblant de lumière nocturne, quoique celle-ci faiblissait à l'arrivée de l'automne. Ses yeux scrutèrent la pièce lorsque, tout à coup, Mélanie vit quelqu'un dans le bureau.

La jeune fille retint sa respiration. Lui faisait dos, assit sur la chaise du XVIIe siècle molletonnée de son paternel, un homme inconnu se trouvait à quelques mètres. Son père aurait pu être cet homme: leurs tailles et même ce que Mélanie devinait de vêtements chez lui auraient pu porter à confusion.

Mais son père n'avait pas les cheveux blonds clairs. Sa main posée sur le bras du fauteuil portait deux chevalières dont l'argent brillait aux reflets de la lune. L'homme observait manifestement la baie vitrée, immense comme celle du salon, qui se tenait en face de lui. Elle jurait pouvoir entendre sa respiration.

Alors Mélanie se souvint de cette nuit où elle avait réveillé sa famille sans aucune raison apparente à leurs yeux. Elle se souvint des médecins et psychiatres. Elle vérifia que son téléphone était en mode silencieux et mit en marche l'application photo. Elle devait avoir le coeur net sur cet étrange phénomène. Elle sentait son coeur battre, sa main tremblait légèrement. Sans se mettre à découvert, elle joua avec son écran comme Hercule le fit avec son miroir pour observer la Méduse. Ses doigts firent pivoter l'appareil et elle vit enfin l'intrus sur son écran; elle était si près du but. Elle se retint de respirer plus fort.

Elle allait appuyer sur le bouton tactile pour capturer une bonne fois pour toutes sa présence, lorsque son écran devint noir sur toute la moitié de sa surface. Des centaines de lignes verticales sombres rayèrent en une fraction de seconde l'image de son téléphone, précisément sur la partie qui se trouvait à découvert, dans le couloir.

L'adolescente eut un moment d'arrêt, la main en suspens dans le vide. Qu'est-ce que ça signifiait? Elle ne pouvait même plus prendre sa photo. Pourtant, dans la partie encore fonctionnelle, elle vit quelque chose bouger: la tête blonde basculait sur son dossier. Mélanie n'eut pas besoin d'une seconde supplémentaire pour comprendre qu'il se relevait de sa chaise. Avec une discrétion dont seuls ceux qui connaissent chaque recoin de leur maison peuvent se vanter, elle courut presque jusqu'aux escaliers et gravit les marches, et seuls deux grincements purent la trahir.

Elle se mit alors accroupi dans ses escaliers, guettant le sol une nouvelle fois. Avait elle été repérée? Mais surtout, la personne en question était elle réelle? De longues secondes s'écoulèrent. Alors les craquements reprirent. Ces fameux sons qui emplissaient sa maison depuis des jours. Ils étaient identiques, comme si la personne avait une étrange routine de rôder dans le couloir.

Enfin, il passa. Ses jambes entrèrent dans son champ de vision, des chaussures et un pantalon élégants, gris foncés et noirs. Mélanie réalisa alors quelque chose: le fait que seuls des grincements résonnent chez elle était tout bonnement un miracle. Il était surnaturel qu'un intrus fasse si peu de bruit sans avoir une tenue adéquate. Il ne semblait même pas se préoccuper d'être discret: sa cadence était mesurée, sa démarche pas spécialement lente. Il passa sans qu'elle ne voie autre chose que sa veste. Elle décida alors de faire la chose la plus irréfléchie après récupérer une chevalière rouge sang dans des ruines: elle descendit les escaliers pour observer l'inconnu qui se baladait chez elle.

La tête penchée au-dessus de la rambarde, Mél se tint prête à courir à l'étage et à s'enfermer en cas d'urgence. En appui sur ses mains, elle réussit à voir l'intrus, qui se tenait au milieu du couloir du salon. C'était, à première vue, un homme d'une trentaine d'années, le nez droit, les cheveux blonds qui tombaient en mèches, parfois sur ses yeux dont elle n'identifiait pas la couleur. Il avait comme un costume de travail sobre, et se tenait parfaitement immobile, contemplant avec un calme certain l'extérieur. Mélanie, d'une manière qu'elle n'expliquait pas, sentait la panique monter en elle. Il était d'un calme froid, d'un immobilisme peu commun. Concentré sur son jardin, il scrutait peut-être quelque chose. Un objet argenté brillait dans la main qu'elle ne pouvait voir. Elle se pencha un peu plus, et vit alors une lame scintiller dans la nuit. Elle se redressa immédiatement. Elle devait prendre une décision. Soit un malade mental se baladait depuis quelque temps chez elle, soit...

Mais pourquoi un fou attendrait sans rien faire dans une maison habitée? Tous se levaient la nuit, une foi ou deux, et il était inconcevable qu'il n'ait rien remarqué depuis si longtemps. Cela n'avait pas de sens de ne pas agir, si son but était de commettre l'irréparable sur des innocents. C'était simplement augmenter ses chances d'être repéré. Des gens aussi isolés que sa famille laisseraient largement le temps de s'enfuir à un assassin avant que les faits soient découverts par la police.

Elle remonta les escaliers en silence, le plus rapidement possible. Alors, elle faillit sursauter en criant: Arthur la regardait, se tenait en haut des marches. Ses yeux semblaient lui demandait de ne pas faire de bruit. Elle s'arrêta un instant, et sur son visage inquiet, elle lut quelque chose qu'elle n'avait pas compris auparavant: Arthur n'avait pas arrêté de lui parler, il restait silencieux, quel que soit l'endroit.

Obligé de rester près d'elle, il essayait de ne pas se faire repérer par quelque chose. Ce quelque chose, Mélanie était peut-être tombé nez-à-nez dessus cette nuit.

Le Pacte des Ruines [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant