8. 1917 (Peter)

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   Je crois que je vais mourir. Non, je ne crois pas, j'en suis certain. Il n'y a pas pire que cet endroit. Sinon la douleur innommable qui court sous ma peau, comme si quelqu'un marchait sur moi avec des bottes aux semelles couvertes de pics acérés. Tous mes mouvements sont une torture. Même le plus innocent et le plus anodin: respirer! Après qu'on m'a ramené à la baraque, je me suis allongé sur ma couchette pour me reposer. Deux petites minutes plus tard, mon corps était engourdi par la souffrance. Et maintenant, je sers les dents et fais en sorte de contrôler un maximum mon souffle pour ne pas ressentir quoi que ce soit. J'ai les lèvres tellement soudées que rien ne peut passer au travers, pas même les gémissements que je retiens.  Je ne veux rien laisser paraître. Mon corps crispé est couvert de sueur. Puis je sens du mouvement autour de moi, et rapidement on me fait rouler à terre. Les geignements que je gardais prisonniers dans ma gorge se libèrent dans un grand cri rauque. Et il ne s'arrête pas. Pendant ce temps, on continue à me malmener.

"- On est tous passé par là, petit.

- C'est pour ton bien, gamin.

- Rester couché ne fera qu'empirer le processus. Il faut que tu bouges, même si c'est insupportable.

- soit fort, petit, soit fort !

-J'vous en prie, arrêtez ! C'est horrible !" c'est bien la première fois depuis que je suis dans l'armée que je supplie quelqu'un. C'est aussi la première fois que je suis dans une telle situation.

    Ils me poussent, me soulèvent, m'assoient sur le matelas, et ils me touchent... Partout... Et c'est juste... impossible à supporter. Mon corps se déchire en petits morceaux. Et mes lambeaux sont reliés à mon cerveau, qui implose. Encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore. Toujours plus, à chaque geste que je fais. Tous mes sens sont exacerbés. Je sens tout et rien à la fois. Qu'est-ce qu'il m'arrive?

"-Tu subis les retombées de la première opération, me dit le doyen.

-La première?, je m'exclame dans un souffle.

-Ce n'est qu'un mauvais moment à traverser. Ça ira mieux après, me répond avec un fort accent anglais le rouquin, qui doit à peine avoir la trentaine.

-Il faut juste espérer que tu sois assez tenace pour survivre." complète le dernier, un homme plutôt costaud, dont les cheveux noirs aux tempes grisonnantes le situent dans la quarantaine.

    La nuit est déjà bien avancée quand ils arrêtent. Étrangement, je me sens détendu. Je respire plus librement, je bouge plus facilement. Ils ont raison. Le calme après la tempête. "Après la pluie le beau temps" dirait ma mère. Mon cœur se serre. Elle me manque. Je ne l'ai pas vue depuis trois-quatre ans maintenant. Je secoue la tête comme un chien. Je dois me défaire de telles pensées, sinon je n'avancerai pas dans mon travail.

"-Merci!, je n'ai rien trouvé de mieux pour briser la glace.

-On est dans la même merde, petit, alors faut se serrer les coudes, me dit le plus vieux.

-Vous êtes ici depuis combien de temps?, ma question fait mouche.

-Ça doit faire un peu plus d'un an pour moi, me répond le roux avec raideur.

-Deux ans, la concision du quadragénaire me signale que c'est un sujet difficile.

-Je me suis fait prendre trois mois après mon arrivée sur le terrain, soit trois mois après le début de la guerre. Le mois suivant j'étais ici", m'indique l'aîné des trois.

    À croire que l'idée de trouver des cobayes étaient dans la tête de nos ennemis depuis le début. J'ai du mal à y croire... Je continue à me renseigner:

"-Et... vous êtes?"

   Les trois me regardent alors avec étonnement, avant de rire un bon coup:

"-Et c'est seulement maintenant que tu le demandes, gamin? Tu fais très mal ton boulot!

-Ça va, hein! Je m'attendais à me trouver dans un camp normal moi, pas dans un truc pareil!"

     Le silence est de retour... et il pèse sur nous, plus lourd qu'une chape de plomb. On a tous qu'une envie, fuir ce lieu de malheur.

"-Je m'appelle Samuel, se présente le plus jeune.

-Jacques, dit le doyen.

-...Rudolf. Et toi, gamin?

-Pierre, je répond sans hésiter.

-Et ton vrai prénom?, me demande Samuel, une lueur amusée dans les yeux.

-Pierre", je ne mens qu'à moitié. C'est mon prénom, mais en français.

    Puis je me sens lourd. Je baille. Je ne peux pas m'en empêcher. C'est comme si toute mon énergie s'échappe de mon corps. J'ai juste le temps d'entendre Rudolf dire "Il est temps de se coucher" que mon corps s'étale sur ma couchette, inconscient.

Animalis dementiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant