J'ai une entorse. Voire une fracture.
L'avantage, c'est que je suis choyée.
Le désavantage, c'est que je ne peux plus fuir.
Je suis clouée au lit, la jambe stabilisée par une attelle. L'inactivité me tue progressivement. Pas que j'étais une grande sportive avant, certains jours je me faisais appelée "Marmotte" ou "Grosse Flemme" ou encore "Limace". Ça variait selon l'état psychologique de mon interlocuteur. Plus sérieusement, mes journées digne d'un mollusque me plombent le moral. Je n'ai rien à faire si ce n'est reprendre mes cours que P. m'apporte régulièrement après me les avoir imprimés. Je le nomme P. désormais. Je n'ai pas envie de choisir entre le prénom français et le prénom anglais. Enfin, s'il n'y avait que cette impression d'être dans un état larvaire. Je pense que je survivrai. Mais je lui suis maintenant complètement dépendante... parce qu'il n'y a pas de béquille ou de canne sous la main. Certes il m'apporte mes repas au lit, mais pour tout ce qui est hygiène, làààà... c'est un peu plus compliqué. J'ai l'impression de mourir de honte à chaque fois. D'abord parce qu'il me porte comme une princesse jusqu'à la salle de bain. Et ensuite parce qu'il reste derrière la porte jusqu'à ce que j'ai fini. Disons qu'il y aurait pu avoir pire, mais il a pensé à mettre un tabouret dans la douche pour moi.
J'avais le nez plongé dans mes polycopiés quand il toque à ma porte.
"-C'est moi.
-Entre."
Je ne comprends pas ce besoin de s'annoncer à chaque fois qu'il vient me voir. Il est la seule personne avec qui je parle depuis un peu plus de deux semaines. Il s'agenouille à côté du lit, au niveau de ma cheville blessée. Il défait avec douceur les attaches de l'attelle, retire les bandes de gaze et observe mon articulation. Un sourire discret fleuri sur ses lèvres. Il ouvre un tube d'anti-inflammatoire et m'en étale une petite dose sur la peau, me massant légèrement. "Pour que le produit imprègne la peau" qu'il me dit. Je pense surtout que c'est un moyen de se faire pardonner; il doit se sentir responsable de ma chute depuis cette nuit-là. Je ne cherche pas à le démentir, ça me retirerait le seul plaisir que j'ai, et ce jusqu'à mon rétablissement.
Pendant qu'il s'affaire, mon esprit divague. Ma mère a tellement eu l'habitude de me voir faire le mur et fuguer que mon absence ne doit pas l'avoir dérangée. Mon père est bien trop impliqué dans sa nouvelle famille pour se préoccuper de moi. Je n'ai pas de vrais amis à l'université, juste des connaissances avec qui je partage des notes de cours. Et ma colocataire est plus souvent à des fêtes étudiantes que dans notre chambre, qu'elle ne doit même pas s'être aperçue du vide dans le lit mitoyen au sien. Les seuls qui doivent se demander où je suis en ce moment, ce sont sûrement Léo, mon meilleur ami, sa sœur Eulalie, mon ex - je suis bi -, et Java, la meilleure personne que je connaisse. Java est une transsexuelle. Quand on avait quatorze ans, quand elle s'appelait encore Jérémie, elle est arrivée un matin, un peu de mascara sur les yeux en nous disant "Salut! Je me suis toujours senti fille. Alors je me représente, je suis Java!". Ça avait pris du temps de l'accepter. Mais une fois la surprise passée, on avait compris que, peu importe son sexe ou son prénom, Java était restée celle qu'on avait toujours connue: drôle, vive, un peu vache sur les bords et d'une loyauté infaillible.
Je gémis doucement quand les doigts de P. remontent un peu plus loin sur ma jambe, dépassant les limites de ma cheville. Je lui lance un regard accusateur. Il rigole. Je soupire mentalement. Je ne le lui dirai jamais... mais j'aime bien qu'il prenne soin de moi. Au fil du temps, j'ai fini par ne plus le considérer comme un monstre. Il est vrai que c'est son statut actuel, mais cela découle d'une machination dont il a été victime. Il n'a jamais demandé à devenir ce qu'il est aujourd'hui... Depuis cent ans. Comment lui en vouloir quand on se dit qu'il a dû voir tous ceux qu'il a connus et aimés mourir sans que lui ne vieillisse. Je me demande d'ailleurs ce qu'il a fait après être sorti du camp. Il faudrait que je rouvre le dossier. Mais je n'ose pas le faire en sa présence. Ce serait comme lui mettre sous le nez les preuves d'un crime qu'il a commis. En une phrase: ça ne se fait pas.
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Animalis dementia
WerewolfJe m'appelle Hope LeBlanc. Pour Halloween, mes amis et moi avions décidé de faire un test de courage dans la forêt du coin. Ils ont tous fini par renoncer. Pas moi! Mais si j'avais su... ⚠️Contient des scènes de violence et d'agression physique ⚠️ 2...