Animalis dementia

17. 22 juin 1918 (Peter)

    Un an, trois mois et une soixantaine d'opérations. J'ai fini par cesser de compter ces dernières. Même si dans un sens, elles me permettent d'avoir un repère temporel.

    Depuis presque un semestre, depuis ma première transformation donc, j'ai un rituel le matin. J'ouvre les yeux, les pose sur le matelas vide de Samuel, les referme et me répète treize fois: "Je suis Peter McDuncan. J'ai vingt-quatre ans. Je suis un soldat anglais. Ma mère est une française qui attend mon retour. Mon père était un médecin anglais. Je suis vivant!" Mais rien ne peut m'enlever le sentiment de culpabilité qui me pèse depuis cette nuit-là. J'ai tué un homme qui ne méritait pas la mort...

    Depuis "la Sanglante", on m'entraîne à me métamorphoser à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. On m'enferme dans une cellule et on attend. Les premières fois, j'ai subi des aides extérieures qui ont consisté à me faire tomber sous l'emprise d'une forte émotion: la rage, la désolation, l'angoisse... Et si cela ne fonctionnait pas, on passait par la douleur. Enfin, je dis ça, mais ce n'était que des échardes qu'on me retirait du pied à côté du déchirement mental et physique que j'avais pu subir. Toujours est-il qu'aujourd'hui je suis capable de me changer sans l'intervention d'un auxiliaire. La plupart du temps du moins.

    J'ai revu Espoir. Autant vous dire que je ne croyais pas mes yeux, ni mes oreilles, quand elle venue vers moi en me disant être affectée à ma " séance de modification ". Un bel euphémisme quand on connaît la vérité! Pendant ces sessions, on me laisse le temps qu'il faut pour que l'opération se fasse suite à ma propre initiative. Cela peut prendre plusieurs heures à quelques instants en fonction des cas. Avec Clyde, je ne prends que cinq petites minutes. Voir sa gueule d'hypocrite, avec le supplément sourire condescendant, suffit à me faire sortir de mes gonds au moindre mot qu'il prononce. Avec mon Ange, ç'a été tout le contraire. Nous avons pris notre temps. Et nous en avons profité pour discuter.

    Au départ, cela avait plus l'allure d'un rendez-vous chez un psychologue. Je lui ai avoué que je me souvenais de tout après mon réveil. Le quand, le pourquoi, le comment et les conséquences. Je lui ai parlé de cette voix bestiale qui s'était invitée dans ma tête, et qui a disparu après mon retour dans le monde conscient. Je lui ai décrit cette étrange faim et cette soif de sang qui m'avais pris juste avant le point de non retour. Je me suis aussi excusé pour la frayeur que j'ai pu lui causer, révélant à demi-mots que je m'en voulais. Tout de suite après, j'ai loué son courage et son sang froid. Sa force! Ce à quoi elle m'a répondu: "Je ne suis pas forte. J'avais envie de hurler, de m'enfuir et de, de... J'avais envie de me faire dessus." Après, nous avons discuté d'un sujet plus sensible... Samuel. Comme je l'ai dit, j'avais conscience de chacun de mes gestes, même si je ne me contrôlais pas. Espoir m'a appris que c'est étrange, car tous les autres sujets du camp ne gardent aucune réminiscence de leur période sous leur forme hybride. J'ai partagé avec elle mon impression d'être un meurtrier depuis la disparition de mon camarade. Nous avons ensuite passé quinze bonne minutes à converser sur ce point. L'entretient avait pris une tournure plus intime, au point que mon ange était entré dans ma cellule. Elle voulait me faire comprendre et me convaincre que ce n'était pas ma faute. Je ne voulais pas l'écouter: comment ignorer les faits et les preuves qui me désignent comme un être condamnable? La chose s'est conclue sur une prise de tête et une gifle mémorable de sa part à mon encontre... ce qui a conduit à ma transformation sous le coup de la colère. Mais je me suis rapidement calmé. J'ai repris forme humaine en lui demandant si tout allait bien.

"- Mentalement, non, je ne suis pas calmé, mais physiquement oui... ça m'a fait du bien de me défouler comme ça. Je n'ai pas l'habitude d'être violente. Mais celle-là, tu ne l'avais pas volée."