Tome 2 - Chapitre 1

644 64 20
                                    

À ce stade de ma vie, j'ai l'impression d'avoir vécu le pire. Je rentre au terrain, mon seul refuge, l'endroit où j'ai toujours pansé mes plaies. Celui où j'ai été accepté, tel que je suis. J'ai tout perdu, mon chien et mon amour. Je ne suis pas à l'agonie, j'ai la rage ! Je suis possédé par la haine, le besoin de mettre enfin ma vengeance à exécution. Chacun va payer ! Plus rien ne me retient désormais.

Lorsque je me tourne vers les années passées pour en faire le bilan, je ne constate que la désolation.

Mon père, acculé de dettes, récusé par les siens a tué oman* avant de se donner la mort quand j'avais sept ans. J'ai été arraché aux miens, à ma fratrie, au camp de gitans chez lesquels j'ai grandi, pour être placé chez mon oncle Pierrot, le frère de ma mère, propriétaire d'un haras. Il n'a jamais reconnu nos liens de sang et s'est contenté de m'éduquer, de m'apprivoiser pour faire de moi un animal bien dressé. Puis il m'a rejeté sans scrupule comme un vaurien lorsqu'il a découvert que j'entretenais une relation amoureuse avec sa fille.

De retour auprès des miens, j'ai connu les pires affronts, la rancune, l'abandon. J'ai été frappé par mes cousins, haï et humilié par Loran, le frère de mon père, devenu chef du terrain.

J'ai enduré de nombreuses épreuves, mais j'ai toujours réussi à grandir, à m'accrocher. Animé par la volonté d'accomplir l'impossible, je me suis documenté, j'ai lu une multitude de livres, j'ai écouté et appris de chacune de mes erreurs. J'avais mis mon ambition au service d'une seule et unique cause : être à la hauteur de l'amour d'Agnès pour pouvoir lui faire honneur et l'épouser. Aujourd'hui, cet amour est complètement réduit à néant. Agnès est ma cousine et je ne pourrai jamais rien envisager avec elle. La page est définitivement tournée, je dois me résoudre à l'oublier, à penser à moi, à ma tribu : mes frères et ma sœur, qui ont toujours été présents quoiqu'il arrive depuis mon retour sur le terrain.

Plus que tout, j'en veux à Pierrot de m'avoir caché le véritable lien qui m'unissait à ma cousine Agnès. S'il avait été clair dès le départ, je n'aurais probablement pas regardé la jeune fille de la sorte. Nous aurions eu l'un pour l'autre une affection fraternelle, rien de plus.

Je hais également Loran qui en plus d'avoir volé la place de chef à mon père, est de mèche depuis le début avec Pierrot. Mes deux oncles ont décidé de mon sort à la mort de mes parents, comme si en me séparant de Picouly et Paco, ils affaibliraient notre fratrie pour mieux nous gouverner. Je suis loin d'avoir prononcé mon dernier mot, au contraire, tout commence aujourd'hui.

J'ai réuni ma famille et mes deux amis pour tout leur dévoiler et expliquer toute la situation : mon absence, la raclée d'Hubert et l'assasinat de Diabla, l'histoire de la mort de nos parents, ma relation avec Agnès et ce qui m'a causé sa perte. Je ne veux plus rien leur cacher, ne plus avoir de secrets pour eux.

— Ils paieront l'un après l'autre ce qu'ils m'ont fait, ce qu'ils nous ont fait... dis-je en fixant depuis ma terrasse la vieille caravane de Loran.

Depuis des mois, j'ai pris le contrôle des finances du terrain. Grâce à moi, les bénéfices de ceux qui m'ont fait confiance et suivi mes plans à la lettre ont largement augmenté. Nous vivons désormais dans de belles caravanes flambant neuves, nous avons de nouveaux véhicules tandis que Loran et ses quelques partisans nous regardent du coin de l'œil en pleurant les jours passés où nous lui reversions une partie de nos revenus. Je l'ai petit à petit ruiné et rendu dépendant du terrain, pourtant je n'en ai pas fini avec lui.

Picouly, dans sa robe léopard, soupire et remet en place une de ses grosses boucles d'oreilles en or. Elle a les traits tirés, les yeux cernés et pris un peu de poids ses derniers temps, mais son visage doux malgré la surcharge de maquillage reste le même. Sa mine fatiguée ne gâche en rien son regard noir et ses sourcils bien dessinés. Assise à côté de Yankee, qui jette une balle vers Dylan, elle enfile ses sabots en cuir qu'elle avait sortis, car elle aime bien marcher pieds nus puis se lève avec délicatesse pour s'approcher de moi.

D'un geste tendre et sous les yeux amusés de tous, elle passe lentement ses doigts sur les hématomes et cicatrices de mon visage. Comme le faisait ma grand-mère, elle secoue vivement sa main après sa caresse, pour enlever le feu de mes plaies et de mon esprit, elle tente de calmer le démon qui sommeille en moi. En vain, personne ne pourra jamais m'apaiser. Je ne suis plus cet adolescent perturbé, fragilisé par les stigmates de son enfance. Je suis un homme qui sait où il va.

— Par qui tu veux commencer, m'interroge Tito, toujours fidèle à mes services.

Je souris dans sa direction, heureux de l'avoir à mes côtés. Je me suis senti si différent du grand dadais qui aimait la vie dehors et courir les filles lorsque nous étions plus jeunes, mais finalement, c'est peut-être à lui que je ressemble le plus. Il me défend et me soutient coûte que coûte. Il comprend chacune de mes décisions, a la même ambition que moi : reprendre l'autorité du terrain qui nous a été enlevé par Loran. Il affectionne autant que moi l'affrontement, refuse de se laisser avoir et rêve de richesse. C'est pourquoi je lui lance, d'un air entendu :

— Le premier sur ma liste noire est Hubert ! Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre ce que nous avons construit ! Il doit payer pour ce qu'il m'a fait !

Ma rancœur envers lui est la pire de toutes pour le moment, parce qu'il a tué ma fidèle compagne Diabla, qu'il s'en est pris à moi avec lâcheté tandis que j'étais seul, mais surtout, car je veux m'assurer qu'il ne touchera plus jamais un cheveu d'Agnès.

Je me tourne vers Karlo et Stazek qui sont assis sur la même palette, adossé à la taule de ma caravane. Le grand brun hispanique s'allume une cigarette et approuve d'un coup de tête. Je lis dans son regard toute la confiance qu'il m'accorde depuis de longues années. De son côté, Stazek réfléchit en se grattant le menton. Ses yeux bleus sont inquiets, il n'aime pas les trahisons et le comportement d'Hubert l'embarrasse.

— Tu veux faire comment ? m'interroge Paco.

Il enfile sa casquette au sigle de New York, après avoir arrondi sa visière. Son regard de dur à cuire à moitié caché me fait sourire. Il a toujours vécu sur le terrain et je mettrai ma main à couper que je finirai par arriver à le convaincre de renier Loran pour reprendre sa place de chef.

En faisant un tour d'horizon, je suis satisfait d'être entouré des meilleures personnes que j'ai jamais rencontrées.

La fidélité que chacun m'accorde lors de cette première grande réunion est pour moi le signe que l'avenir nous appartient. Tous mes plus proches alliés sont autour de moi, ceux en qui j'ai confiance, qui m'ont toujours soutenu : mes frères, ma sœur, Yankee et mes deux amis.

— Nous devons asservir Hubert, l'obliger à plier. Nous ne sommes pas n'importe qui ! Nous sommes les plus forts. On ne va pas commencer à avoir peur d'un petit bourgeois friqué. On doit reprendre le contrôle des affaires !

Je dois lui faire mal autant que j'ai mal aujourd'hui d'avoir perdu ce que j'avais de plus cher et de plus précieux. Je veux qu'il souffre comme je souffre, qu'il se sente vide, perdu, amputé d'un membre. Je hais ma vie.

Oman* = maman

—————————

Voilà, c'est partie pour la suite...

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant