XXIII- Entretien avec une succube

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Aline


Nous marchons, toujours en silence, mais j'ai l'impression que l'air devient un peu plus lourd à chaque pas, comme si quelque chose me repoussait, voulait m'empêcher d'aller plus loin, de m'enfoncer plus encore dans les entrailles des Enfers. Je décide d'ignorer cette sensation désagréable. Si moi je me sens mal alors que nous ne sommes pas encore arrivés à destination, j'ose à peine imaginer comment doit se sentir ma mère. Une Fille de la Terre ne devrait pas se trouver dans pareil endroit. C'est contre-nature.

Mon guide, toujours aussi taciturne, ne semble pas avoir remarqué mon malaise. A moins qu'il n'en ait cure, ce qui est fort probable. J'ai un mal fou à cerner ce type. Un moment, il m'ignore et me regarde de haut, l'instant d'après, il est prévenant et doux, pour finalement redevenir froid et distant. S'il n'était pas un démon multiséculaire et surpuissant, je lui conseillerais d'aller consulter. Mais, tenant à la vie, je pense m'abstenir jusqu'à la fin des temps.

Je regarde Fenris du coin de l'œil. Depuis que nous sommes arrivés sur cette île maudite, il semble ailleurs, comme aspiré par des souvenirs lointains et douloureux, comme en proie à un conflit interne des plus violents. Il marmonne, secoue la tête, regarde autour de lui, perdu, prend une direction, fait demi-tour, sans jamais cesser de sembler se débattre contre une entité parasite à grand renfort de grognements mécontents et de murmures indistincts.

- ASSEZ ! Cesse de me hanter !

Je sursaute et recule de quelques pas devant cet éclat de voix inattendu et brutal. Fenris, la tête entre les mains, semble au bord de la folie.

- Tais-toi ! explose-t-il à nouveau, le vide alentour faisant écho à ses paroles.

Je m'approche doucement, comme d'un animal blessé, et touche du bout des doigts son épaule brûlante recouverte d'une fine couche de sueur. Il sursaute, comme chassé trop brutalement d'un rêve... ou d'un cauchemar.

- Fen, je n'ai absolument rien dit... Calme-toi, dis-je d'une voix douce et apaisante.

Il me dévisage comme s'il me voyait pour la première fois avant de pousser un long soupire à vous fendre l'âme. Il se passe une main sur le visage, éparpillant les vestiges de sa vision.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé, demande-je ?

Il secoue une nouvelle fois la tête.

- Rien de grave, je me suis senti mal pendant un instant, sans doute ce maudit arbre qui fait encore des siennes. Reprenons la route, nous ne sommes plus très loin.

Il se remet en marche, avançant à grandes enjambées martiales, fuyant loin de son rêve éveillé. Je cours après lui et lui barre le chemin.

- Fenris, je commence à te connaître, je sais quand tu me mens. Quelque chose te tracasse et tu ne veux pas me dire quoi.

Je sais à l'instant même où son regard s'assombrit que j'ai dépassé les bornes.

- Je n'ai aucun compte à te rendre. Ni à toi, ni à quiconque vivant ou mort. Alors hors de mon chemin, stupide mortelle.

Sa voix froide martelant chaque mot me ramène des semaines en arrière, quand les seules paroles qu'il daignait m'adresser n'étaient que piques et insultes dissimulées. Il m'écarte d'un revers de bras et reprend son pas militaire.

Je ne sais pas ce qu'était cette vision, mais elle l'a visiblement chamboulé. Je décide de ne pas insister pour le moment, j'aurai tout le temps de le cuisiner plus tard. Si tant est que je le puisse. Si notre périple touche réellement à sa fin, alors je n'aurai plus qu'à emporter ma mère loin d'ici, rendre sa puissance perdue à Fenris, et quitter à jamais ce lieu, abandonnant tous les êtres vivant ici à une mort certaine.

Ex Nihilo -2- Si vis pacem, para bellumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant