VII- C'est ici qu'on meurt

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Aline


Après avoir refermé portes et fenêtres et m'être assurée de ne rien laisser d'important (et d'intact) dans cette maison désormais sans âme, je suis Fenris qui regagne la voiture à grandes enjambées, avant de passer sans complexe à la place du conducteur, à savoir la mienne.

- Euh, ça va, je te dérange pas trop j'espère ? dis-je, passablement agacée par son comportement.

Il soupire de lassitude. Quoi, qu'est-ce que j'ai encore fais ?

- Aline, mon ange, c'est pas pour être désagréable, mais la vitesse de croisière, c'est pas forcément ce qui est recommandé quand on a l'Enfer au cul, alors tu montes, je conduis, je nous mets dans le fossé d'ici quelques kilomètres et on fait le reste du chemin à pieds, comprit ?

- Attends, quoi ?! Tu comptes vraiment plier ma voiture !

Il se pince l'arête du nez, semblant chercher une patience depuis longtemps envolée.

- Bon écoute, je vais la faire simple : ils connaissent ta voiture, il savent déjà où tu vas aller naturellement, et ils te veulent vivante pour le moment. Ils vont donc forcément te tendre un piège à un moment ou à un autre, et rester sur les routes déjà tracées ne fera que leur faciliter le travail. Mais si tu veux vraiment leur filer un coup de main, je peux te ligoter, te laisser là et glisser un mot à ma génitrice histoire qu'elle sache où récupérer le colis ? Ou alors, tu la fermes et tu fais ce que je te dis comme tu l'as promis il y a deux minutes, évitant ainsi un tas de problèmes plus gros que toi et me permettant de ne pas devoir mettre une raclée à mes propres troupes au passage, tu saisis ?

Je croise les bras et fronce les sourcils, vexée.

- Tu pourrais être encore plus condescendant, j'adore ça, dis-je tout en montant en voiture, mon agacement toujours clairement affiché sur mes traits.

Et lui, il sourit. Je ne devrais même plus me faire la réflexion, au bout d'un moment, quand le type sourit à tout bout de champ, c'est quand il ne sourit pas que ça devient intéressant.

- Bon, tu démarres ? Je croyais qu'on devait mourir dans un accident de voiture d'ici quelques kilomètres.

- Mais vos désirs sont des ordres, Mademoiselle, dit-il d'un ton enjoué.

Ce voyage risque d'être éprouvant pour les nerfs, je le crains fort...

Nous roulons à vive allure sur des routes que je finis par ne plus reconnaître. Je crois m'être endormie à un moment, mais je me rappelle assez bien du réveil.

- Réveille-toi, c'est ici qu'on meurt.

Oui, sortie de son contexte, cette phrase pourrait paraître étrange, je l'admets volontiers. J'ouvre difficilement les paupières, les yeux encore embués de sommeil. La lune est déjà haute dans le ciel et nous sommes perdus en pleine cambrousse. Les pâles rayons lunaires dessinent une lande désolée où quelques arbres aux reflets argentés viennent obscurcir le paysage vide de tout signe de vie. Charmant. Pour un peu, on croirait le début d'un mauvais film d'horreur. Quand mon cerveau se souvient que je suis actuellement dans cet endroit reculé en compagnie d'un démon, des milliers de scénarii tous plus tordus les uns que les autres flashent dans ma tête. Génial.

- Et pourquoi précisément ici ? demande-je de la voix empâtée de celle qui aurait bien dormi plus longtemps mais qui sait désormais parfaitement bien qu'elle ne pourra plus fermer l'œil de la nuit.

- Parce que j'ai dis ici. Tu n'as pas bien saisis le sens de "obéir sans poser de question", toi, pas vrai ?

Je lève les yeux au ciel tandis qu'il s'arrête sur le bas côté. Je hausse un sourcil.

- T'es sérieux ? Tu va juste garer la voiture, une allumette et pouf ! on est morts ?

Il éclate de rire. Je vous jure que le rire d'un démon sur une lande déserte provoque des réactions assez désagréables, comme l'envie de partir en courant le plus vite et le plus loin possible tout en hurlant à pleins poumons. Enfin un truc de ce goût-là en tous cas.

- Mais tu me prends vraiment pour un débutant ? finit-il par ajouter une fois son fou rire calmé.

Je hausse les épaules, très peu confiante quant à mes capacités vocales pour le moment. La voix chevrotante, non merci.

Nous sortons tranquillement de la voiture et refermons les portières. Le démon me fait signe de m'écarter et d'un geste nonchalant envoie ma voiture valser à toute vitesse contre un poteau électrique. La vache ! D'un vague geste du bras dans le vide, ma voiture se retrouve encastrée ? Je me demande s'il se sert de cette capacité en combat... Question idiote... Quand je pense que, étant donné que je suis morte, je ne toucherais jamais l'assurance... Parfois, ma vie est nulle...

Je dévisage Fenris un instant.

- Et quoi, c'est tout ? Pas d'explosion, de flammes, de corps carbonisés pour notre glorieux final ?

Il ne m'adresse même pas un regard, claque des doigts, et je me retrouve plaquée au sol par une fabuleuse explosion. J'ai peut-être mal appréhendé la distance de sécurité, pour le coup. Alors que je suis au sol, que mes oreilles bourdonnent et que ma tête semble bien décidée à ne plus bouger de là jusqu'à l'arrivée des secours, le démon se penche vers moi. Pour m'aider ? Faut pas rêver non plus ! Non, ce goujat se contente de m'arracher trois cheveux qu'il va jeter dans les flammes. Il arrache ensuite un lambeau du bas de sa chemise qui suit le tragique destin de mes trois cheveux sacrifiés.

- Et ça servait à quoi exactement ? dis-je encore bien sonnée par mon inattention.

Il hausse les épaules.

- Les démons connaissent ton ADN, j'ai donc créé un faux corps et les trois cheveux que tu as bien voulu me donner m'ont permit de créer un nouveau toi cuit à point. Pour ma part, ils ne connaissent pas ni mon odeur ni le goût de mon sang, alors ils ne pourront pas vérifier si le deuxième corps m'appartient ou si c'est un Pierre-Paul-Jacques.

-Attends, ça veut dire qu'ils ont déjà goûté à mon sang ?! m'insurge-je.

- Non, pas au tiens personnellement, mais à celui de toutes les femmes de ta lignée depuis cinq générations, alors ils commencent à bien saisir le goût et l'odeur de ta famille.

Cinq générations ?! Décidément, plus ça va moins ça va cette histoire ! Depuis quand les démons boivent le sang des Filles de la Terre ? Non, vraiment, il faut que j'arrête avec ces questions idiotes. J'imagine que le sang pour eux, ça doit être une espèce de grenadine. Un truc sympa à boire entre amis après une séance de tennis... Mais je m'égare.

- Et toi, jamais personne n'a eu l'insigne honneur de savourer le goût de ton sang royal ?

Il lâche un rire sec et sans joie.

- Disons qu'ils l'ont souvent vu couler mais qu'ils sont peu nombreux, ceux qui ont eu le privilège de pouvoir y goûter.

J'y crois pas, on est en train de regarder ma voiture partir en fumée tout en parlant du fait de boire le sang de quelqu'un comme si on parlait de la dernière soirée étudiante... Ma réalité devient franchement chelou...

- Bref, et maintenant, on fait quoi ?

- Maintenant, tu te tais et tu me suis.

Je devrais peut-être être choquée ? Il faut croire qu'on s'y fait...

Ex Nihilo -2- Si vis pacem, para bellumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant