XXXI- Partez devant, c'est un ordre !

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Eyna


Un profond silence accueil ces paroles affligeantes avant d'être brisé par Fenris.

- Allez-vous en, toutes les trois.

Je reste bouche bée pendant un instant avant d'être interrompue par un démon hurlant plein de dents qui finit décapité avant même d'avoir pu espérer approcher à moins d'un mètre des Filles de la Terre qui, au comble de la concentration, semblent ne plus rien voir ni entendre, entièrement dévouées à leur tâche.

- Tu es tombé sur la tête ? demande-je, incrédule.

Il me lance un regard furieux et très éloquent. Ok, pas de plaisanteries. Mais alors il est vraiment sérieux ?

- A nous deux nous pouvons facilement venir à bout des démons mineurs. Les Filles de la Terre peuvent avancer pendant que nous réduisons le troupeau comme autant de moutons destinés à l'abattoir. Nous aurons traversés avant l'arrivée des troupes de choc des Enfers.

Il secoue la tête, partagé entre l'amusement incrédule et le désespoir stupéfait.

- Ta candeur fait chaud au coeur, Eyna, mais si Lilith a décidé que la route s'arrêtait là pour moi, alors il en sera ainsi. Si tel est son souhait, je ne compte pas la décevoir.

- Mais tu vas te faire tuer espèce d'imbécile !

- C'est possible... Et je n'arrive pas encore a décider si ce serait une bonne ou une mauvaise chose, que ce soit pour elle, pour moi, pour toi ou pour la Création... Sans doute une excellente nouvelle pour la Création, mais pour le reste...

- Par le sang des Anciens, tu es sérieux...  Fenris, tu te souviens que nous avons lié un contrat ? Si tu meurs, comment je deviens reine des Enfers au juste ?

Il m'offre un sourire à la fois joueur et énigmatique.

- Ce sera bien plus simple de ne pas m'avoir dans les pattes, crois-moi.

- Et les Filles de la Terre ? Crois-tu qu'elles approuveront ton choix ?

Il hausse les épaules avant de couper un démon en deux par le milieu.

- Je pense que Aline ne sera pas enchantée. Je pense qu'elle a un faible pour moi, la pauvre petite. Mais pour tout te dire, leur accord m'indiffère. J'ai fais une promesse à une personne bien plus importante que toutes les âmes que ce monde ait jamais recueilli.

Eden ? N'est-elle pas morte et enterrée celle-là ? Comment suis-je censée pouvoir le séduire si son esprit est encore hanté par le souvenir d'une mortelle décédée depuis presque deux-cents ans ? Je secoue la tête.

- Peu m'importe. Je ne pars pas. A nous deux, nous serons bien plus forts que toi tout seul avec tes petits bras.

Il me fusille du regard.

- Ne me force pas à te faire du mal, nous pourrions le regretter amèrement tous les deux.

Les démons arrivent avec plus de régularité désormais. Le gros des troupes ne devrait plus tarder, malheureusement. Et ces Filles de la Terre qui n'avancent qu'à demi-pas !

- Une reine se bat aux côtés de son roi quoi qu'il lui en coûte ! Et si je ne suis pas encore ta reine, du moins puis-je me considérer comme ton amie. Je sais que la loyauté est plus un mot qu'une véritable qualité ici-bas, mais je me sens dans l'obligation de te prêter main forte, mon prince.

Il lâche un profond soupire de résignation et je sens ma victoire pointer le bout de son nez tandis qu'il lève les yeux au ciel, exaspéré.

Soudain, sans crier gare et presque comme un automate, le Prince pose ses lèvres sur les miennes. Je suis une succube, le plaisir, c'est mon rayon. Et je peux affirmer que, dans ce baiser, il n'y avait ni plaisir, ni pulsion, ni désir, ni affection. Juste un sens du devoir, un besoin d'en finir et un immense vide glacial. Pourtant, je ne peux empêcher mon coeur de s'emballer et mon esprit de crier victoire. Lorsque nos lèvres se quittent et que nous nous écartons l'un de l'autre, les seuls mots que prononcent ses lèvres sont :

- Maintenant, vas-t-en. C'est un ordre.

J'avais beau m'y attendre, ce rejet pur et simple me fait l'effet d'une douche froide en plein désert. Un moyen d'arriver à une fin. Rien de plus. Mais j'imagine que je ne peux rien attendre de plus d'un coeur déjà trop sollicité et depuis longtemps à l'agonie.

Résignée, je baisse le regard et hoche doucement la tête avant de rejoindre les Filles de la Terre qui s'éloignent peu à peu au coeur même du Styx, bataillant à la fois contre les eaux mortelles et le terrible Charon, gardien de ces flots maudits.

Les puissantes protectrices du monde attendent que je les rejoignent avant de barrer définitivement la route à nos poursuivants en refermant le fleuve en une barrière liquide impénétrable. Lorsque je me retourne pour pouvoir admirer une dernière fois mon prince, l'obscurité des flots m'empêche de graver à jamais son image dans ma mémoire.

Malgré la psalmodie des deux femmes devant moi et le grondement des flots, je perçois encore au loin la voix de Fenris, pleine de rage contenue et d'une hargne meurtrière.

- Vous ne ferez pas un pas de plus, mère !

J'imagine sans peine le sourire narquois de Lilith face à la menace de son unique héritier.

- Ta tendance à te mettre constamment en travers de ma route commence à m'exaspérer, démon. Écarte-toi immédiatement, c'est un ordre.

Même sans le voir, je sens que Fenris a déployé largement ses impressionnantes ailes couleur de nuit et de désespoir, l'air autour de nous semblant s'épaissir, se chargeant d'un pouvoir si démesuré qu'il alourdit l'immatériel, l'atmosphère se chargeant d'électricité.

- Ah, c'est comme ça que tu le prends ? grince la voix de Lilith. A ta guise... Je ne répéterai pas mes erreurs d'autrefois ! N'espère aucune clémence de ma part aujourd'hui ! Personne ne viendra à ton secours, et aucun miracle n'adviendra sur mes terres !

Un immense grondement, semblable à un tremblement de terre, déchire alors mes tympans. L'obscurité de la nuit s'abat brutalement sur les Enfers pour la première fois depuis des décennies et le silence se fait, esclave obéissant de la Reine des Âmes Damnées.

Alors que notre trio avance avec lenteur, j'entends le fracas des armes, le son sourd d'un grognement animal, des bruits de coup si puissants que j'ai la nette impression que le sol se déchire sous nos pieds. La violence est à son paroxysme, et moi, je lui tourne le dos. La famille royale se déchire et je fuis ce combat comme la dernière des dégonflées.

Lorsque enfin nous apercevons l'autre rive du Styx, une bonne heure s'est déjà écoulée. La houle ne parvient cependant toujours pas à atténuer l'indescriptible vacarme du combat qui fait rage sur la berge d'en face.

Ce que je vois me coupe le souffle et fait sombrer mon âme dans les abysses.

Fenris est à terre, blessé, défait par Lilith dont le rire sardonique résonne sous la voûte de pierre nous séparant du monde des vivants. Alors qu'il se redresse, rassemblant ses forces pour nous donner encore ne serai-ce qu'un instant de répit, la reine fait s'élever du sol un immense éclat de cristal noir des entrailles de la terre qui vient heurter l'hériter de plein fouet, le projetant violemment contre la parois de pierre à quelques mètres de là, qui s'effrite légèrement sous la puissance du choc. Il retombe durement au sol tandis qu'il tente de réapprendre à respirer entre deux quintes de toux douloureuses. Une main sur les côtes, il tente à nouveau de se relever, mais en un instant, Lilith est sur lui et, d'un simple revers de la main, l'envoie au loin dans une gerbe de poussière et d'éclats de pierre, le rendant invisible à mes yeux, hors de ma portée.

Je quitte ce triste spectacle du regard pour recentrer mon attention sur les deux Filles de la Terre à bout de force.

- Où est Fenris ? demande Aline entre deux inspirations.

Ex Nihilo -2- Si vis pacem, para bellumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant