Au bord du précipice (II)

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Léonore

Le voilà, mon grand frère perdu sur son lit pourpre. Il est comme ces anciens gisants de pierre, chevaliers des temps passés que l’on rencontre au hasard des abbatiales et dont les mains jointes sur leurs épées ne se rompent pas pour vous honorer d’un salut. 
Il était plein de vie, ce grand frère duquel bien des années me séparaient. Je me souviens de lui, me protégeant quand les autres m’embêtaient. J’étais la seule fille, l’unique princesse, il m’a choyée comme un trésor. Tout comme Papa. Au fond, Lad’ et Raoul ont toujours été des amours envers moi, des grands protecteurs prêts à me passer tous mes caprices. Pas comme Godeffroi ou Jean, même Cyr. Je me suis trop battue avec eux ou contre eux, nous avions tous les trois presque le même âge. 

Je me demande si ces vieux souvenirs me font pas faite sourire. Il fait froid, j’aurais dû prendre ma veste. 

Seigneur, Léonore ! 

C’est tout ce que tu trouves à penser devant le cadavre de ton frère ? 
Je n’arrive pas à avoir confiance : cette guerre si soudaine, mon mariage précipité, sans grand apparats ni voyage de noces, sans nouvelle maison où vivre tous les deux et de toutes façons, les combats qui le tiennent éloigné… On voudrait que je soit forte, mais je ne vais pas y arriver. Raoul, mon roi, je suis à genoux près de ton corps, je pleure sur les dalles glacées. Je ne suis pas digne de toi, pas digne d’eux tous qui répriment leurs larmes pour rester forts dans la tempête. Je n’y arriverai pas, je suis encore une petite fille à qui on a retiré son père, sa mère, son frère… Je ne suis pas digne d’eux, de sa femme qui se tient droite et fière, qui entretient Ladislaw des affaires de l’Etat avec un calme que j’admire. De Lad’, qui ne cache pas ses pleurs mais ne recule pas devant l’écrasante couronne qui vient de lui tomber sur la tête. De Godeffroi, qui a laissé tomber sa jalousie habituelle, de Jean qui après son moment de faiblesse est redevenu fidèle à lui même et affronte tout avec sa détermination ordinaire. De mon mari. Je suis jalouse de son optimisme chevillé au corps qui lui fait voir le bien même dans les pires situations, de son courage, de sa force. Moi je voudrais que quelqu’un ne m’empêche pas de pleurer, de désespérer. 

Sainte Vierge Marie, je suis trop perdue, gardez moi près de vous. Là je peux me lamenter tant que je veux. Qu’on me laisse mourir de chagrin par pitié ! Le monde s’écroule, la moitié du Royaume est aux mains des Cardamènes, nous avons perdu de grandes batailles, nos hommes sont épuisés et notre roi est mort ! Et Maman qui ne peut pas être là… Ils ont envahi son monastère, heureusement que le pape s’était occupé de faire évacuer toutes ses religieuses. Mais maintenant on dit qu’ il est trop dangereux pour elle de vouloir nous rejoindre… 
Je hais ce monde, il est trop dur. J’ai beau regarder la croix, j’ai beau prier, je voudrais tant être comme eux. Mais je m’effondre. Je ne sens rien pour me retenir… 
Je vais sortir ou je finirai par les détester tous d’être si forts dans l’adversité. Pardonnez moi Seigneur, je n’arrive plus à prier. C’est comme si tout ce que j’aimais ne servait plus de rien. 
Il faut trouver Cyr. 
En vérité il est le seul qui comprendra. 

Philoména 

- Cela fait longtemps qu’il dort ? 

- Presque deux heure. 

- Et tu es restée tout ce temps ? s’étonne la soeur d’Armel. Ca ne gêne pas Jean ? 

- Non. Cela ne lui enlève rien après tout et c’est aussi pour lui que je suis là. 

Elle s’assoit près de moi. 

- Le médecin est optimiste, il pense qu’il s’en remettra. 

- Pourtant s’était grave ? 

- Mon frère est fort, il va vivre. 

Si elle le dit. Je voudrais le croire aussi tandis qu’elle se serre dans mes bras. 

- Merci d’être là. Rien ne t’y oblige et pourtant tu le fais. 

La porte s’entrouvre. Ce sont les parents d’Armel, Jean, Baldwin arrivent derrière eux.

- Pouvez vous nous laisser un moment avec lui ? demande carrément mon fiancé. 

C’est l’ami de leur fils, mais avant tout le prince. Ils sont obligés d’accepter. 
Le silence retombe encore, avec le bip régulier des machines, comme un éternel battement de coeur. Le soir tombe, il n’y a presque plus de lumière dans la pièce. Jean appuie sur l’interrupteur, cela réveille son ami. 

- Eh, c’est moi mon gars. Tu vas t’en sortir, mais tu nous as fait une belle peur.

Armel sourit en les voyant. 

- Si tu le dis mon prince… 

Entre eux trois il y a un long regard, indéchiffrable, qui émeut mon Jean. Il voudrait le cacher mais pas à moi. 

- Tu es toujours là ? s’étonne Armel en me voyant encore. 

- Eh oui, on ne se débarrasse pas si facilement de ses amis. Mais je vais vous laisser, vous pourrez parler de trucs de garçons.

J’essaie de leur arracher un sourire, Baldwin en esquisse à peine un. Tentative pour détendre l’atmosphère, ratée… 

Cyr 

La musique à fond. Presque pas de lumières. Tous ces corps autour de moi qui dansent. L’odeur de la sueur et de l’alcool, d’autres choses aussi. On va oublier. On va réussir à oublier tout ça. 
J’étais pas rentré dans ce genre de boîte depuis le début de la guerre, depuis un mois et demi. Cette Léonore ! Qu’est ce qui lui prend ? C’est le genre de bêtises que je fais moi, pas elle normalement. 
Mais elle a raison. C’est trop vide, toute cette mort autour de nous. J’ai trop peur de la mort. Faut que je fasse comme pour Papa. Faut que je me sente vivant. 

Un autre monde autour de nous ; plus de prince et de princesse. 
Une autre vie. 

Du son qui déchire les oreilles. 
Les basses comme un battement de coeur. 
Est ce qu’on est vivant ? 

Au début je voulais pas retourner là. En fait ça m’a manqué. 

Quand ils sauront les autres nous engueulerons. Ils auront sûrement raison. 

Je me perds dans cette foule. Il y a de la folie. 

Les autres font face, le pays sage qui est en deuil. 

Et nous, les égarés. 

Les yeux de Léonore. Éclairs des lumières. Elle pleure. Les autres ont raison. De prier. 

Nous on a l’air de morts vivants. 

À suivre

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