Tristesse et joie d'enfant

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31 décembre 2...

Léonore

- Tiens voilà, écoute :

Ce sont des mots. Comme si les mots anglais seuls pouvaient dire cet étrange sentiment de tomber, le vide paradoxal qui fait tout l’être en quelques secondes. Musique aérienne qui bat durement.

Cause it feels like falling in love
It’s like the calm in the eye of a hurricane

- Tu aimes ?

Mon amour fronce les sourcils, avant d’hocher la tête en un oui affirmatif.

- Tu sais que… l’artiste est un de mes amis ?

- Ah oui ? Et quel genre d’ami ?

- Hum… le genre qui te demande des idées de paroles et ça finit par donner cette chanson.

Mon mari se rapproche, intéressé et curieux.

- Des paroles qui parlent de prendre par la main, de partir à l’autre bout de la terre, de l’amour comme un ticket sans retour et d’un instant de calme dans l’ouragan ?

Sa voix est douce, chaude comme le feu qui brille dans la cheminée dans un rougeoiement de braises.

- C’est comme ça que je revois ce fameux soir où on est tombé amoureux. Deux ans déjà, tu te rends compte ?

- Et on a pas eu le grand mariage dont tu rêvais Léo’...

- A la guerre comme à la guerre, le plus important c’est d’avoir été marié ! D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi Jean et Philoména ne font pas comme nous.

- Eh bien, commence Baldwin en se redressant un peu, ils ne sont pas comme nous justement ! Moi je n’ai pas de famille à inviter alors que Philoména si. Et puis, en tant que couple ils ne nous ressemblent pas du tout !

- Tout le monde ne peut pas être parfait ! dis-je dans une moue approbatrice.

Mais il se contente de rire et de m’embrasser. Nous sommes toujours devant la cheminée, enroulés dans cet immense plaid, nos têtes l’une contre l’autre comme dans les films romantiques.
Mais le jour va venir, l’heure où ils partiront. Parfois, il me semble que ma vie entière est faite de ce départ sans fin, de ces adieux et de ces retrouvailles attendues mais toujours incertaines.
Une autre grande bataille aura lieu ce matin.

- Quel frère vais-je encore perdre … Combien ne reviendront pas ? Bald’, j’ai trop

- Chut… petite fille, il ne faut pas penser à cela. Jean et moi, on l’a bien remarqué. En ce moment, Philoména et toi êtes obsédées par cette peur de la mort. Et c’est normal, tu as perdu ton frère, elle son premier fiancé. Je vais être honnête, ton jumeau aussi a toujours cette angoisse de voir ses camarades disparaître autour de lui.

- Et toi ?

- Eh bien, continue t il en caressant doucement mes cheveux. Eh bien moi, j’ai trop confiance. Alors je te le dis, je ne vais pas mourir, je reviendrai. Tôt ou tard je reviendrai toujours vers toi. Tu es ma famille, mon amour, ma vie.

J’essaie de balbutier un truc drôle avant qu’il ne me fasse pleurer, mais d’émotion cette fois… Ses yeux me regardent avec tant d’assurance, tant de force.

- Bon promis, même si tu meurs je ne t’en voudrais pas. Enfin juste un petit peu.

Est-ce le bon moment pour le dire ? Oui, maintenant ou jamais.

- Mais elle ou lui là, dis je en montrant mon ventre, il risque de beaucoup t’en vouloir…

Une seconde le temps que l’information atteigne son cerveau et, c’est l’explosion ! Une joie gamine qui submerge tout comme un ouragan enfantin. Il a beau avoir vingt-deux ans, mon pauvre mari se rue déjà vers la porte pour en avertir tout le monde !

- Bald’, Bald’ ! Attends on est en plein milieu de la nuit, enfin !

Mais il ne s’arrête pas là, rien ne semble pouvoir endiguer son enthousiasme et je me retrouve bientôt lovée au creux de ses bras, toute empêtrée encore dans le grand plaid, comme prise dans le rouleau d’une vague chaude et tendre. Sa voix à mon oreille murmure des merci infinis et si doux que j’en oublierai presque que l’horloge tourne, impitoyablement.

- Ah ma Léonore, je vais te promettre quelque chose !

Il repasse la chanson que je lui ai faite écoutée quelques minutes avant et, en m’entrainant dans un slow un peu étrange, me raconte à mi-voix tout ce que nous ferons, après.

- J’ai hâte qu’on parte tous les deux, enfin tous les trois… Retrouver la mer, la joie

- Qu’on se jette du haut des falaises, la main dans la main

- Que tu rougisses un peu quand je me mets torse nu. Tu as l’air d’une petite ingénue adorable dans ces moments là

- Oh mais maintenant tu es mon mari, je ne rougirai plus !

- Faire la course à qui ira le plus loin

Je pourrais l’écouter encore des heures raconter ces inepties, ces délires d’amoureux un peu stupides, mais la musique laisse place à l’horrible sonnerie de mon téléphone. Deux heures du matin déjà. Ils doivent partir.
Je vais seulement faire comme à chaque fois, laisser mon chagrin de côté, sourire, l’embrasser légèrement et le mettre doucement dehors. Pour nous faire croire, juste un instant, que c’est moi qui le pousse à partir. Pour nous laisser prétendre, une seconde, que nous avons le choix.
Nous n’avons pas besoin de larmes, de baisers fougueux. Ladislaw a dit un jour, que nous avions la retenue des vraies certitudes. C’est ainsi que nous sommes ensemble. C’est là tout notre pauvre amour humain, mais la joie se réserve pour les grandes retrouvailles.

Au revoir, homme de mon coeur. Tu t’éloignes dans la nuit, par la fenêtre ouverte je t’aperçois. Tu les rejoins, tes compagnons, tes frères d’armes. A la lueur des torches, vos visages resplendissent.

Bien différentes en effet, les silhouettes unies de mon frère et de sa fiancée.
Pauvre Jean, pauvre jumeau. Moi qui suis si peu souvent connectée à toi, je sens cette nuit toute ta souffrance, ta peur, ton angoisse. Va, reprends vite ton armure, ta cuirasse de dureté et de force. Ta rigueur nous rassure, au fond, intransigeance qui nous mène plus loin.
Pauvre Philoména, pauvre fiancée éplorée que la mort et l’épreuve ont bien trop tôt frappée. Va, embrasses le encore si tu en as besoin. Viens pleurer, je te consolerai pour oublier ma peine.
Ou plutôt l’inverse, je connais mon amie. Bientôt reparaîtront sa force et son sourire quotidien.

Les camions, les jeeps démarrent enfin.
Au revoir mes frères, au revoir l’amour.
Que Dieu vous garde et vous accorde la victoire.

Si la musique en media n'est bien sûr pas censée exister dans le monde de nos héros, j'avoue qu'elle m'a inspirée les pensées de Léonore... Alors je vous la mets quand même !

Où est ta victoire ? Où les histoires vivent. Découvrez maintenant