PRISME Tome 1. L'Éveil [Terminé]

Chapitre 24

TOM ROSENTHAL - THERE IS A DARK PLACE

Une touche d'argent, de blanc, de gris et de noir. Les animaux se mouvaient dans l'eau, gracieux et silencieux. Ils effectuaient leur valse incessante, indifférents au monde extérieur. La méduse remuait ses filaments redoutables. Les pingouins plongeaient dans un même mouvement, gobant des petits poissons au cours de leur descente. Les loutres de mer semblaient danser ensemble, effectuant des gestes entrelacés presque surnaturels.

Des bancs de poissons se déplaçaient à l'unisson, rappelant les vols groupés d'oiseaux dans le ciel. Ils semblaient si paisibles. Un hippocampe bravait les dangers, à la recherche de nourriture. Une étoile de mer s'agrippait fermement à un rocher. Les courbes tranchantes du corail miroitaient sur les parois de la vitre.

Keila songea à ce destin tragique de ces animaux enfermés toute leur vie. Elle adorait les observer, mais son cœur lui pesait dès qu'elle pénétrait dans un centre aquatique. Ils lui rappelaient que, comme elle, ils ne voyaient qu'une partie du monde et resteraient privés de sa beauté durant toute leur existence. D'un air las, elle se leva du banc, longea un muret clair et rejoignit le reste du groupe. Ce dernier ne semblait pas avoir remarqué son absence.

Elle ne s'en vexait plus. Peut-être en partie parce qu'elle se terrait volontairement au fond de l'amphithéâtre, cherchant à se fondre dans le décor. Sa timidité lui dictait sans cesse ses actions. Elle choisit de se poster près d'un aquarium où une pieuvre ondulait ses tentacules.

Leur professeure leur avait demandé de rédiger une dissertation sur la biodiversité marine et Keila s'en était réjouie, avant de réaliser qu'elle devrait passer la journée à écouter la guide avec un groupe de personnes, dans un espace rempli de monde. C'était donc maintenant un véritable supplice et elle souhaitait que cette journée à l'Aquarium of the Pacific s'écourte au plus vite. Ils avaient décidé d'y aller ensemble, entre étudiants. Elle ne savait pas pourquoi, mais ils l'avaient incluse dans l'expédition. Elle se disait qu'ils avaient simplement pris la liste de la promotion et contacté tout le monde.

Elle ne s'était pas vraiment faite d'amis parmi les étudiants. Elle ne restait pas après les cours et n'allait pas aux soirées. Il était donc peu probable qu'ils aient remarqué son absence. La guide était affairée à décrire la reproduction des otaries. Keila tenta de prendre des notes mais son flot de pensées l'empêcha de se concentrer correctement. Elle voyait les étudiants s'émerveiller comme des enfants, percevant des bribes du genre « regarde comme il est rouge ! » ou « j'avais jamais vu un poisson multicolore ! ». Elle se recula un peu plus, fusionnant avec le mur, et poussa un soupir triste.

Chaque matin, elle se réveillait avec l'espoir fou qu'elle les verrait enfin. Ces couleurs si longuement décrites par son entourage. Alors, elle pourrait être normale et apprécier le monde à sa juste valeur. Ses parents lui avaient répété un nombre incalculable de fois qu'elle était aussi entière que n'importe quel être humain, mais elle avait vraiment du mal à les croire. Ils cherchaient juste à la rassurer, comme des parents rassurant leurs enfants après un mauvais cauchemar. Elle se sentait toujours aussi incomplète et bizarre dans sa famille, comme la cinquième roue du carrosse.

Ses deux grandes sœurs Veronica et April semblaient avoir aspiré tout le charisme et la spontanéité que ses parents pouvaient transmettre, la laissant seule avec ses livres et son imagination. Elle avait peu à peu développé une adoration pour les romans de Jane Austen, mêlant une certaine retenue et une intelligence dans lesquelles elle aimait se réfugier des heures durant.

Voir seulement en nuances de gris était dur à porter. Les gens ne se rendaient pas compte combien il était appréciable de pouvoir contempler le monde tel qu'il était. Il était donc difficile pour elle de les côtoyer, car ils lui rappelaient constamment ce dont elle était privée.