Chapitre 1

249 18 0
                                    

Qu’est-ce qui avait bien pu me pousser à prendre la route ? Cent fois. Mille fois, je me suis posé la question. Quelle folie avait eu le pas sur ma raison et ma petite vie bien rangée ? D’ailleurs, pourquoi à l’aube de mes trente ans, vouloir y mettre de l’ordre ? Parce qu’il y en a vingt, je subissais un black-out total. Quatre jours d’amnésie. Quatre jours durant lesquels je disparaissais purement et simplement de la surface de la Terre.

Mes parents auraient pu m’aider à affronter le traumatisme de cette disparition, mais leurs querelles incessantes avaient eu raison de leur bon sens. Je vivais avec mon père à ce moment-là. Ma mère aussi exubérante, instable et spontanée que terriblement égoïste ne parvenait pas à me caser dans son agenda. Musicienne dans le prestigieux orchestre philharmonique de New York, elle était souvent en déplacement. Une vie de paillettes qui lui seyait à merveille. Mon père, aux antipodes, était traducteur. Il travaillait depuis la maison, et bannissait toute modernité de notre quotidien. Le seul appareil doté de technologie était notre vieux téléphone à cadran. Nos uniques distractions consistaient à effectuer les courses en ville une fois par semaine. Et Charlie. Notre voisin qui vivait seul dans sa ferme depuis le décès de sa femme. Celui-là même qui m’avait appris à gérer le maximum de crises avec un minimum de moyens. Ce qui est indispensable lorsque l’on vit dans un endroit aussi isolé que le Wyoming.

Tous les ans au mois d’avril, mon père et moi partions une semaine dans le parc du Yellowstone. Mon père était féru de nature, et nous passions notre temps à récolter, noter, dessiner toutes sortes de végétaux que l’on repérait. C’est lors du pèlerinage de l’année 1996 que le pire m’arriva. À mon père surtout. Quatre jours et trois nuits durant lesquels je m’étais perdue dans le parc du Yellowstone. On me retrouva quatre jours plus tard, des blessures sur tout le corps, une tempe droite arrachée dont je garde aujourd’hui une cicatrice, impossible à dissimuler. Même avec le meilleur des maquillages. Ma blessure la plus profonde resta cependant mon amnésie. Ne pas savoir, ne pas effleurer même la surface d’un souvenir. L’absence totale. C’est ce qui nous détruisit, ce qui détruisit mon père en plus de la culpabilité qui le rongea comme un poison. Ma disparition n’avait pas arrangé mes rapports avec mes parents. Ma mère évitait toute discussion. Mon père s’était un peu plus renfermé. Et moi, je m’étais isolée de tout et de tous, me réfugiant dans la seule bulle qui parvenait à m’apporter le sourire ; la photographie, dont j’ai fait mon métier.

L’année suivante, au décès de mon père, j’étais allée vivre chez mes grands-parents paternels. Les débuts furent difficiles. Propulsée au milieu de cette petite communauté bien organisée dans laquelle mes grands-parents avaient leurs habitudes depuis longtemps, j’étais devenue le centre d’intérêt. Je me sentais tel un animal en captivité derrière ses barreaux, constamment observée. Les gens du quartier me trouvaient bizarre. Je sentais chez eux un certain malaise. Ils faisaient bonne figure devant mes grands-parents, mais mon mutisme les effrayait. Non seulement je ne parlais à personne, mais surtout, personne ne voulait me parler. La seule personne que je n’effrayais pas fut Suzy.

Peu de temps après, le cas de la « pauvre petite » fut vite éclipsé par un nouvel événement majeur qui ébranla la quiétude de notre quartier. Le fils de Monsieur et Madame Collins venait de se faire renvoyer de son université. De quoi alimenter les commérages pendant un certain temps.

Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à exprimer mes sentiments, conséquence probable d’une enfance oubliée. Pas volée, non. Mais que je n’ai pu vivre. En déplacement la moitié de l’année de par mon métier, je suis incapable de me poser et de m’attacher. Que ce soit à un endroit ou une personne. Car s’attacher signifie prendre le risque de la perdre et d’en souffrir. Résultat, ma vie sociale se résume à une existence de nomade et à mon amie Suzy, avec qui je partage un appartement en colocation et une amitié de vingt ans.

L'ombre D'une AutreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant