Chapitre 31

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— Mets un peu plus de sucre s’il te plaît, ma chérie.

Vicki s’exécuta, concentrée sur les paroles de sa mère et la besogne qui lui incombait. De mon côté, j’avais la tâche suprême d’abaisser la pâte à tarte. Rôle qui aurait pu être agréable s’il n’y avait pas encore dix kilos qui m’attendaient. Je repoussai une mèche de cheveux du dos de la main.

Depuis le matin, Martha était en plein préparatif. La rigueur, mêlée à l’habitude et l’habileté, avaient eu raison du travail gigantesque qu’un barbecue réunissant la moitié de la ville représentait. Vicki était venue en renfort, et j’avais complété le petit contingent de cuisinières que nous formions. Deux heures plus tard, les tartes, alignées presque militairement, étaient prêtent à être enfournées.

— Veux-tu m’attraper le moule à manque, s’il te plaît.

Je regardai Vicki, amusée de la voir fourrager dans les placards. Je finis par rire et levai les yeux au ciel.

— À droite de l’évier. Tu sais bien que ça fait des années qu’il est là !

Je sentis mon sourire disparaître de mes lèvres tandis que Vicki attrapait le moule sans relever. Mon Dieu ! Comment je savais cela ? Je posai calmement mes mains sur la table, mais dus me résoudre à les dissimuler pour cacher leurs tremblements. Peut-être Martha m’en avait-elle parlé ? Peut-être l’avais-je vue le prendre ? J’avais passé tellement de temps à ses côtés, dans cette cuisine, que j’étais certaine de pouvoir m’y repérer et d’en faire l’inventaire les yeux fermés. Mais c’était mal connaître Vicki.

— Comment tu sais ça ? questionna-t-elle de façon désinvolte.

Je lui répondis avec un aplomb qui me déconcerta.

— Je crois que Martha l’a sortie un jour que j’étais là.

— Je ne me souviens jamais où il est rangé ce truc ! Pourtant, c’est comme ça depuis que j’ai quoi ? Neuf ou dix ans.

J’écoutai, terrifiée, Martha lui donner les réponses que je connaissais déjà.

— Tu en avais dix lorsque l’on a changé la cuisine, précisa Martha négligemment, plus préoccupée à rabattre un reste de pâte, que par le fait que je sache ou était rangé le moule à manque.

J’assistais à une scène irréelle. Moi, une inconnue, plongée au beau milieu des souvenirs datant de plus de vingt ans, d’une famille que je connaissais depuis à peine un mois.

— Ah ! Les voilà !

Vicki se tourna vers la fenêtre de la cuisine et suivit le regard de sa mère. Les 4 X 4 tirant les vans entraient un à un dans le ranch et je me tordis le cou pour essayer d’apercevoir les ranchers. Martha m’avait expliqué qu’ils avaient rejoint les Mitchell pour le rassemblement. Ces mêmes Mitchell qui, sans le savoir, avaient déclenché mon tollé lors du repas chez Mark.

Je le regardai descendre du pick-up, et ne pus m’empêcher de réprimer un sourire. Par des gestes sûrs, il déverrouilla le battant du van et aida les chevaux à s’en extraire. Il était trop loin pour que je distingue son visage, mais je reconnaissais ses traits les plus familiers, sa démarche, et même à cette distance, cette assurance qui pouvait soit me faire trembler, soit me rassurer. Je me redressai, m’étant dangereusement penchée pour ne pas perdre la moindre miette de l’arrivée des ranchers.

Vicki non plus, n’en avait pas perdu une miette. Sauf que j’étais l’objet de toute son attention. Je piquai un fard et baissai la tête, ce qui était pour elle une preuve évidente de ma culpabilité. À mon grand étonnement, elle eut la délicatesse de ne pas relever. Lorsque je relevai enfin les yeux, ce fut pour découvrir sur son visage un sourire de satisfaction que je ne lui connaissais pas.

L'ombre D'une AutreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant