Chapitre 5 : Doutes (3/4)

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Je restai un moment aux côtés de Lucas, sans bouger, tentant de réguler ma respiration et de rester un roc. Aucune nouvelle de Gaulthier. L'un comme l'autre, nous regardions nos téléphones toutes les trente secondes, guettions à tout instant la sonnerie du téléphone de Seb ou du secrétariat. Nous attendions désespérément le moindre message d'espoir. Par moments, l'instructeur rentrait dans le club et marchait sans but à l'intérieur. Le reste du temps, il faisait les cent pas sur le parking. De nombreux pilotes passaient, apportaient un mot de réconfort à Lucas mais sans oser rester.


Ses pleurs s'étaient éteints mais son visage restait toujours aussi fantômatique, reflet de l'angoisse incommensurable qu'il ressentait, que nous ressentions tous.
Le soleil reignant dans son royaume céleste, j'installai Lucas dehors et m'assis sur une chaise libre que je plaçai face à lui.

-- Veux-tu parler de la façon dont cela s'est passé ? demandai-je doucement.

Il hocha négativement la tête : 

-- Tu sais, l'atterrissage en lui-même est confus dans ma tête, sans doute à cause de la pression... Tout que je peux te dire, c'est que sitôt par terre j'ai fait les gestes de premier secours dans un état presque second. Je ne pensais pas que ce que j'ai appris en Seconde me servirait, encore moins de si tôt... Heureusement que je me concentrais car je trouvais cela intéressant... J'ai composé au plus vite le numéro du SAMU et du club. Heureusement, l'équipe a été là très vite et Seb, qui est de garde aujourd'hui comme tu le sais, n'a pas tardé non plus.
Imagine si Gaulthier ne s'en remet jamais...

-- Je préfère ne pas y penser, avouai-je. Mais si ce devait être le cas, tu as fait tout ce qui est en ton pouvoir. Ne t'en veux surtout pas. Tu n'y es pour rien et il ne voudrait pas que tu sois en colère contre toi-même, personne ne le voudrait.

-- Je ne sais pas si je le pourrai. Cela remet tout en cause. Je ne sais plus si je veux continuer à voler...

-- Pourquoi ?

J'avais adopté un ton prudent, me doutant de la raison de ce sentiment mais souhaitant pousser Lucas à l'exprimer, à la fois pour l'aider et pour mieux lui répondre.

-- Je voyais le vol comme quelque chose de beau, d'émouvant, un moment incroyable, en dehors du temps. En fait, en dehors des réalités d'en bas. On a beau savoir qu' un accident est vite arrivé, je ne l'avais pas vraiment réalisé. Et puis,tu sais ce que les pilotes de ligne disent : " Le cockpit est le plus beau bureau du monde." J'ai peur de ne plus jamais pouvoir le considérer de cette manière, de toujours revoir cette même fichue scène. Être hanté par un souvenir c'est horrible en temps normal mais là-haut c'est carrément dangereux.

Je hochai la tête, compréhensive.

-- Ce qui est arrivé à Gaulthier est affreux mais n'importe qui peut en souffrir n'importe quand. Il a déjà eu beaucoup de chance d'avoir quelqu'un comme toi à ses côtés en cet instant. Lucas, si tu arrêtes, le club perd un très bon pilote en formation et donc un excellent en devenir. Imagine ce que tu pourrais faire à terme avec une telle expérience. Former des pilotes très respectueux des règles de sécurité. Les rendre doués et sûrs en leur inculquant la présence d'esprit que tu as eue.

-- Je ne me vois pas voler avec de telles images.

-- Mais tu voles en ayant conscience de ce qu'est la vie. Je sais, c'est moche de dire ça, me repris-je. La vie est belle mais elle s'arrête d'un coup. À aucun moment, tu ne peux dire " dans deux minutes je fais ça" ou "demain je vais là-bas" en en étant absolument certain. Des gens peuvent avoir peur de cela quand d'autres trouvent la vie bien plus attrayante pour la même raison. A toi de voir. Je comprends ton sentiment, c'est tellement grisant d'être en l'air... Mais cet épisode va aussi nous rappeler qu'il faut être vigilant et perfectionniste pour éviter les incidents. Tu dois avoir conscience qu'aucun événement n'est là pour te dire : "Arrête de voler" ou de stopper n'importe quelle autre activité, de modifier quoi que ce soit dans la vie que tu mènes. Ca, ce n'est le choix humain face problème rencontré, compréhensible évidemment mais jamais dicté. Dans ce cas, si tu devais en tirer une conclusion, je  pense que ce serait précisément le contraire : regarde ce que tu as su faire !

A cet instant, Seb déboula sur la terrasse en hurlant :

-- LUCAS ! ANAIS ! GAULTHIER EST EN VIE !

Nous nous levâmes d'un bond, ne croyant pas à une telle chance. Face au regard et à la posture de Seb, qui démontraient un sentiment proche de l'extase, nous hurlâmes. Lucas me sauta dans les bras tandis que je me mettais à pleurer et rire dans le même temps.

-- Tu as sauvé la vie de Gaultier, Lucas, murmurai-je, perdue dans cet ouragan d'émotions.

Je tombai sur une chaise, déboussolée. Comment était-ce possible ? Je ne croyais pas en Dieu mais face à une telle situation, je réalisai que, parfois, des choses inexplicables se déroulaient.

-- Bien sûr, il est à l'hôpital, nous ignorons encore pour combien de temps. Je ne sais pas trop dans quel état il est mais sachez que les signes sont bons. Il est possible qu'il garde des séquelles importantes mais oui, Lucas, tu as sauvé la vie de l'un des nôtres aujourd'hui. Vu les circonstances, Gaulthier est dans le meilleur état possible.

Le jeune homme restait blanc, heureux mais profondément sonné.

-- Je sais que ma proposition peut vous choquer tous les deux, dit lentement Seb. Mais que diriez-vous d'être passagers de la patrouille ? Nous ne l'avons pas faite ce matin à cause de ce qui s'est passé mais nous sommes prêts à partir.

-- Vous souhaitez sérieusement la faire alors que Gaulthier a fait une crise cardiaque ? La faire sans lui ? Vous vous sentez vraiment d'aplomb pour ?

-- Écoute Ana, il a fait une attaque et n'est pas mort. Cela se fête, ne penses-tu pas ? Il était pilote de patrouille et je suis certain qu'il réagirait comme nous s'il était là.

Hésitante, je réfléchis au comportement que notre ami adopterait. Il était si léger et joyeux que, oui, il y serait allé. Si un ami survivait, il volerait pour célébrer l'événement et, si il mourait, il le ferait pour honorer sa mémoire. Visiblement, Lucas tenait le même raisonnement.

-- Vas-y, Ana.

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