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De toute ma vie, je n'ai jamais subi d'intimidation.

Je n'ai jamais eu à craindre chaque lendemain, en me demandant quand mon cauchemar allait prendre fin. Je n'ai jamais eu à affronter les regards emplis de jugement de mon entourage, jusqu'à finalement être moi-même répugnée par ma propre apparence.

Je n'ai jamais rien vécu de tel et pourtant, j'ai été la première à reprocher Moonlight de ne pas pouvoir tirer un trait sur son passé. Comment ai-je pu me montrer aussi insensible ?

Malgré l'atrocité de la scène qui se déroule sous mes yeux, je peine à détourner le regard. À l'écran, la douleur et l'effroi qui se lisent sur le visage de la fillette me fendent le coeur. Tandis qu'elle pleure à chaudes larmes, le petit Jake continue de lui lancer toutes sortes de moqueries sur son physique, encouragé par les rires des autres enfants. Derrière son air machiavélique, je cherche désespérément un indice qui puisse trahir sa culpabilité. Quand enfin, je la trouve.

Au fur et à mesure qu'il enchaîne ses attaques, j'aperçois une fine humidité couvrir ses émeraudes. Ses sourcils tremblent légèrement, comme si... comme s'il se retenait de pleurer.

Il n'aime pas ce qu'il fait.

La Moonlight de la télé quitte la pièce, les sanglots déchirant sa voix. À la vue de cette image, ma gorge se noue et des picotements atroces envahissent mes yeux. Nous pouvons alors entendre mon frère lui crier de revenir, en ajoutant qu'il cherchait simplement à l'aider.

"Pensez-vous, cher spécialiste, que les choses s'amélioreront pour cette créature ?" lui demande quelqu'un.

Le Jake de douze ans émet un ricanement forcé, puis répond : "Malgré les nombreux conseils que nous venons de lui donner, j'ai bien peur qu'il soit ici question d'une cause perdue. Ma foi, si j'étais aussi gros et répugnant, je m'enlèverais sans doute la vie. Qui sait, peut-être que c'est la meilleure solution pour elle".

Un hoquet de surprise m'échappe tant je suis saisie par la cruauté de cette phrase. Sans réfléchir plus longtemps, je me dirige à la hâte vers les câbles de la télévision, puis les arrache de la prise électrique.

Comment mon frère est-il parvenu à se regarder dans un miroir après ça ? Comment réussissait-il à dormir en sachant que chaque jour qui passait, il réduisait un peu plus la confiance déjà très petite qui habitait Moonlight ? Elle ne méritait pas ça.

Si l'on m'avait infligé une telle chose, j'ignore si j'aurais été ensuite apte à garder la tête haute.

Au cours des derniers mois, j'ai fait preuve d'une embarrassante ignorance. Je suis en colère contre moi-même pour avoir eu l'audace de penser que je connaissais déjà toute l'histoire uniquement parce qu'on me l'avait vaguement narrée. D'autant plus que j'ai grandement sous-estimé la profondeur des peines et des blessures de mon amie, surtout quand je pense que ce à quoi j'ai assisté ne constitue qu'une infime partie du calvaire qu'elle vivait.

Tout ce temps-là, je ne savais rien du tout.

Rien du tout.

- Moonlight ! entends-je alors.

Cette voix -celle de Jake- me ramène aussitôt dans le moment présent. En tournant la tête, je l'aperçois courir de manière précipitée vers les escaliers, sur les traces de Moonlight, qui est en train de prendre la fuite.

Il aurait pu arrêter de lui faire du mal. 

Il aurait pu, mais il a préféré se fondre dans la masse afin de ne pas se faire rejeter par les autres.

Ce détail n'a d'ailleurs échappé à personne : je le vois aux mines indignées qu'affichent les lycéens. Et surtout, aux regards déçus que s'échangent les footballeurs. Ma poitrine se comprime lorsque je réalise qu'à compter de ce soir, Jake verra certainement sa réputation entachée. Tout le monde l'a reconnu, ça ne fait aucun doute. 

L'ART DE T'AIMEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant