Les Frontières (TERMINE)

Chapitre douze

On est lundi et aujourd'hui, j'ai cours. Je retrouve mes amies Sho et Sue mais je n'ose pas leur parler de mon incroyable découverte. J'ai peur de ce qu'elles pourraient dire. Pire : j'ai peur qu'elles ne me croient pas ou me prennent pour une folle. Je préfère alors me taire, pour le moment. Lorsque nous parlons toutes les trois, je sais que tout le monde nous regarde de travers dans la cour de l'école. On ne devrait pas être amies. C'est mal de se mélanger et Sue, Nuage, mérite une bien meilleure compagnie que celle de Sho, Terre et moi, Arbre. Mais j'ai pris l'habitude d'ignorer ces regards désapprobateurs. J'apprends à ne pas les voir pourtant je les sens. Je comprends qu'on m'épie dans mon dos. Je fais mine que ça ne me touche pas mais ça me fait mal. On devrait avoir le droit d'être ami avec n'importe qui. 

Sho nous raconte une anecdote et nous éclatons de rire lorsque Mathias s'approche, son sac en toile jeté sur le dos. Il sourit de toutes ses dents en m'apercevant. Il se joint à nous, salue les filles d'un signe amical de la main et dépose une bise sur ma tempe. Il est tendre, affectueux. Je sais que je devrais me féliciter pour la chance que j'ai d'avoir un ami aussi parfait. Il est le garçon dont toutes les filles du monde rêveraient, en tout cas de mon monde. C'est un Arbre lui aussi. Nous nous sommes rencontrés grâce à nos parents respectifs qui sont très amis. Constatant que nous nous entendions bien petits, ils ont formé le projet d'organiser notre mariage quand nous serions plus grands. Aujourd'hui, nous avons seize ans et Mathias est amoureux de moi. Je le sais parce qu'il aime m'embrasser sur le front, me dévore des yeux et s'intéresse à tout ce que je peux dire même si parfois je n'ai rien à dire. Mes amies se rendent compte de son affection mais se questionnent sur mes sentiments pour lui. A vrai dire, moi aussi.

Mathias et moi ne sommes pas ensemble. Pas véritablement. Pas encore. Mon père et ma mère ont les yeux qui pétillent lorsqu'ils nous voient ensemble, comme si c'était une évidence. Comme si je devais forcément tomber sous son charme. Dans notre monde, on doit se marier avec quelqu'un qui appartient à sa communauté. Je ne peux épouser et faire des enfants qu'avec un Arbre. Les Nuages prétendent que c'est pour préserver l'équilibre et le nombre des habitants de chaque région. Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est un mensonge. La vérité c'est qu'ils ne veulent pas se mélanger avec nous. 

Mathias me ramène à la réalité en me filant un coup de coude.

-Eh, tu dors ou quoi ?

-Oups, désolée... J'avais l'esprit ailleurs. De quoi on parlait ?

-Tes copines voulaient organiser une petite fête dans la forêt. T'en es ?

-Bien sûr. Quand ça ?

-Demain soir, me répond Sho aux anges. Rendez-vous au rocher ! Et rapporte tes petits gâteaux sablés ! Il ont laissé un merveilleux souvenir à mes papilles !

A la fin de la dernière classe de la journée, je dis au revoir à mes amies à contre-coeur et Mathias, comme toujours depuis près de dix ans, me ramène jusqu'à mon arbre. L'école n'est pas si loin de chez moi. Malgré cela, le chemin m'a toujours paru long et embarrassant avec Mathias. Je ne trouve jamais les mots. Souvent, il me prend la main et l'emprisonne entre ses doigts. Je le laisse faire. Je crains que si je m'offusque, je perde son amitié et l'estime de mes parents. Je n'ai jamais été amoureuse. Pas une fois. Je suis encore jeune, c'est vrai, mais j'aimerais connaître ce sentiment dont on parle toujours et partout. Sue et Sho me répètent sans cesse que l'amour est à portée de main pour moi, que je n'ai qu'à faire un pas vers Mathias. Que c'est ça l'amour. Que c'est lui et moi. Au fond, je n'en sais rien. Peut-être que je suis trop idéaliste ? Peut-être que Mathias est tout simplement l'homme de ma vie et qu'à force de trop rêver, je l'ai oublié ? Mais si je l'aimais vraiment, me poserais-je toutes ces questions ? 

Nous arrivons chez moi. Il me suit lorsque je grimpe aux branches pour rejoindre l'ouverture béante qui me sert de porte d'entrée. Il reste planté là. Comme s'il attendait quelque chose. J'attends moi aussi, mais je ne sais pas quoi. Quelque chose change dans l'air. Le vent souffle dans les feuilles et avant que j'ai pu faire quoi que ce soit, les lèvres de Mathias se posent pour la première fois sur mes lèvres. Quand il s'écarte, il me dévisage l'air plus épris que jamais. J'essaie de me donner une contenance, de sourire moi aussi, d'éprouver quelque chose de plus. L'atmosphère est idéale, d'un romantisme absolu. Il est là, sur le pas de ma porte et m'offre un baiser d'un amour qui ne peut être que sincère. L'instant a tout de magique. La pénombre nous couvre et nous enveloppe de sa fraîcheur. Les papillons de nuit virevoltent autour de nous. La nature et même le temps pourraient s'être arrêtés. Comme si tout se taisait pour nous observer et observer ce qui va arriver. Mais rien n'arrive. Rien ne se passe vraiment comme prévu car quand nos bouches se sont finalement rejointes, après des années, je n'ai pu que songer à la peau bleutée et mouillée de Cédric. Au bout d'un moment, Mathias me laisse seule sans ajouter un mot. Il se détourne et m'adresse une dernière oeillade pleine de malice, malice que son sourire en coin ne dément pas. Je lui dis au revoir et l'observe tandis qu'il entreprend la descente des branches qui mènent à mon arbre. Je le regarde s'éloigner dans la nuit noire qui petit à petit l'engloutit totalement.