Chapitre vingt

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Les propos d'Hannah me tourmentaient atrocement. La dureté de son regard encore davantage. J'aurais voulu pouvoir en parler à Cédric mais il s'inquiétait suffisamment. Maintenant qu'il ne dormait plus chez moi, je ressentais comme un vide. Il était hors de question que je lui rende visite trop souvent. Je ne voudrais pas qu'il s'imagine quelque chose. J'aurais trop honte. Et puis je dois admettre que j'espère lui manquer. Ne serait-ce qu'un tout petit peu. Lui me manquait alors peut-être que la réciproque était vraie. En cours, je donnais l'impression que tout allait pour le mieux mais en vérité je n'en menais pas large. La classe ne m'aidait pas non plus. Je m'ennuyais fermement. Cependant j'écoutais d'une oreille malgré tout la leçon d'histoire. Notre instituteur faisait les cent pas sur l'estrade. Ses mains noueuses croisées dans son dos, il déblatairait les yeux vissés au parquet. Son discours, bien qu'affreusement monotone, m'intéressait pour la première fois. Il parlait de nos ancêtres. Les nôtres, ceux des Nuages et ceux des Terres. Aucune mention des Eaux. Comme s'ils n'existaient pas. Ce mensonge, même s'il était sûrement innocent, m'outrait profondément. Un autre peuple vivait dans la plus grande ignorance. C'était assez. Lorsque j'ai levé le bras en l'air, monsieur Krabb sembla sur le point de succomber à une attaque cardiaque. Il ne s'attendait pas à ça. Il reprit cependant rapidement une constance, tâchant de faire bonne figure :

-..Oui mademoiselle Ly ? Vous n'avez pas bien compris quelque chose ?  Je peux toujours répéter si vous le désirez.

-Non, en fait monsieur j'ai très bien compris. Vous dîtes qu'il n'existe que trois domaines dans notre monde, c'est bien ça ?

-En effet. 

-Et c'est ce qu'on a enseigné à vous-mêmes je suppose ?

-Bien sûr. Nous apprenons les mêmes choses que vous. L'histoire doit se perpétuer. C'est sa raison d'être.

-Vous croyez ? Et vous n'imaginez pas que l'histoire puisse se tromper ?

Il fronça les sourcils. Autour de nous, dans la salle de classe, le silence était de plomb. Je crois que j'avais un peu pourri l'ambiance, à supposer qu'elle puisse être plus pourrie qu'elle ne l'était déjà.

-Où voulez-vous en venir ? Qu'êtes-vous en train d'insinuer, mademoiselle Ly ?

-Je suis en train d'insinuer que peut-être l'histoire a tort. Peut-être que tout ce qui est écrit dans ces manuels et tout ce que vous affirmez nous enseigner est une immense connerie.

Le visage de monsieur Krabb passa par toutes les expressions (le mépris, l'étonnement, la colère, la honte) et les couleurs possibles. Il serrait les poings à présent. J'avais le sentiment qu'il avait la furieuse envie de me jeter contre le mur. Au lieu de ça, il m'ordonna, les traits impassibles :

-Sortez d'ici. Allez chez le directeur. Immédiatement.

Au moment où j'ai franchi la porte et étais en train de la refermer derrière moi, j'ai lu sur les lèvres de Sue : "Qu'est-ce qui te prend ?" J'haussai les épaules et ne répondis pas mais il me prenait que je me sentais insultée qu'on puisse croire tout connaître quand on ne sait rien. J'en savais bien plus que celui qui se prétendait notre professeur. Et je savais aussi que l'histoire, ça ne s'apprend pas. Ca se vit. Et je la vivais. Et j'avais envie de vivre dangereusement. Je commençais à en avoir assez qu'on me dise quoi faire, quoi dire et surtout quoi penser. Je désirais être libre, plus que tout au monde. C'est pourquoi, au lieu de me rendre chez le principal de l'établissement comme c'était prévu, je me suis enfuie à toutes jambes. J'avais pris mes jambes à mon cou, je me conduisais comme une jeune fille rebelle et je devais l'admettre : j'adorais ça. Je me sentais plus vivante que jamais.

Les Frontières (TERMINE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant