𝚌𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚗𝚎𝚞𝚏

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Bonne lecture !

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Perché sur un tabouret, devant le bar de la cuisine, Shoyo garde les yeux fixés sur l'écran devant lui. Son ordinateur est ouvert, posé à côté de la corbeille de fruit, et sa sœur fait la vaisselle en lui envoyant parfois un ou deux regards.

Le visage de sa mère est affiché en grand, et dans le coin inférieur il peut apercevoir le sien, presque pale.

— Vous mangez bien au moins ? Hana est bonne cuisinière mais je sais qu'elle n'est pas souvent à la maison.

Il hoche la tête, et cela doit faire la septième fois depuis qu'elle l'a appelé, dix minutes plus tôt. Sa réponse ne paraît pas la satisfaire, car une moue s'inscrit sur ses lèvres.

— Je pourrais passer un peu demain, pour le déjeuner. Qu'est-ce que tu en dis ?

Shoyo fronce les sourcils. Il lève les mains pour taper un peu sur l'ordinateur, et envoie le message rapidement. Hana ne veut pas que tu viennes. Tu le sais. Mais comme elle le fait à chaque fois, elle fait mine d'oublier de lire le chat et papillonne des yeux.

— Vers 12h, ça serait bien. Je pourrais apporter un plat, et on déjeunera tous les trois...

— Maman ! s'exclame Natsu sans même se retourner.

Le ton de sa voix oblige Shoyo lever la tête vers elle. Elle porte ses gants en latex roses, comme toujours lorsqu'elle touche une éponge. Vu le bruit que font les assiettes, elle doit encore y aller trop fort, mais cette fois son frère sait très bien pourquoi.

S'il y a bien une personne prête à l'éloigner de leur mère, c'est elle.

— Hana ne veut pas te voir, dit-il. Et tu sais pourquoi.

Leur mère fronce les sourcils avec un air peiné. Elle ne voit pas sa fille, alors à la place décide de regarder Shoyo dans les yeux. La fenêtre de la cuisine laisse passer l'animation de la rue, ainsi que les moustiques attirés par la lumière.

— Shoyo, mon chéri. Tu n'as pas envie de voir ta mère ?

Shoyo a vingt-trois ans. Elle devrait dire ça à Natsu, bien sûr, qui elle n'est qu'au lycée. Mais c'est toujours vers lui qu'elle se tourne, dans ces moments-là.

— N'essaye pas de le faire culpabiliser, grogne Natsu en parlant encore plus fort. Tu fais ça à chaque fois. Et lis les messages qu'il te laisse, c'est pas comme ça qu'il aurait envie de rentrer à la maison !

Shoyo se tasse sur lui même et observe ses doigts. Il y a des petites cicatrices blanches un peu partout ; il les tord dans tous les sens. Ses mains sont moites. Il déteste quand sa mère l'appelle.

— Natsu, ne me parle pas comme ça !

Il tape : ne crie pas, s'il te plaît. Tu sais que l'été on est chez Hana.

Cette fois elle lit car ses yeux glissent sur l'écran. La journée, sa mère est toujours apprêtée pour sortir un peu et voir ses amies des différents clubs qu'elle fréquente. Elle ouvre parfois sa boutique de couture pour donner des cours, mais c'est plus rare. Le soir, comme là, ses cheveux sont lâchés et ses yeux dépourvues de maquillage ; elle fait son âge.

Finalement elle relève la tête et se mord la lèvre avec humeur.

— Bien sûr que je le sais, comment je pourrais faire autrement ? Vous n'êtes pas là !

— Maman ! On va raccrocher, si tu continues, la menace Natsu.

D'un geste rageur, elle pose la derrière assiette sur l'égouttoir à côté de l'évier et retire le bouchon pour vider l'eau. Shoyo l'observe retirer ses gants et faire le tour pour venir se poster à côté de lui. Sa sœur et sa mère se fusille du regard.

— Tu sais que ce que la psy nous a conseillé la dernière fois, dit-elle.

— Cette idiote ne sait pas de quoi elle parle. Son conseil, c'est d'abandonner mes enfants chaque été ? À ma belle-sœur qui ne veut même pas me voir ?

— Non, son conseil c'est de laisser tes enfants respirer un peu, maman !

Natsu claque presque sa main sur le bar. Shoyo flanche en ouvrant grand les yeux, et sa sœur s'en veut en lui retournant un regard désolé. Elle tente de lui prendre la main discrètement, mais il se recule alors elle n'insiste pas.

— Ce n'est pas moi qu'elle devrait voir, souffle leur mère et ils se tournent à nouveau vers elle. Si on la paye, c'est pour qu'elle aide Shoyo, pas pour qu'elle sépare notre famille....

Natsu a à peine le temps d'ouvrir la bouche qu'elle continue, cette fois en regardant son fils dans les yeux :

— Comment est-ce que tu peux aller mieux si tu n'y vas jamais ? Tu ne penses pas qu'il faudrait reprendre des rendez-vous ?

Il se fige et serre ses mains sur le tissu de son short. Shoyo ne sait jamais quoi lui dire, et de toute façon il sait qu'elle ne lirait même pas.

— Peut-être qu'avec un peu d'effort, tu pourrais à nouveau parler... ou si tu n'as pas confiance en elle, tu peux me parler à moi. Tu sais que je suis là, hein ? Je suis ta mère, je suis censée être la personne la plus proche de toi. Comment je peux aider mon fils si tu ne me parles même pas...

Natsu ferme l'écran de l'ordinateur portable, la mâchoire serrée et les yeux écarquillés. Le silence revient immédiatement dans la cuisine, et seul le son de la TV leur parvient depuis le salon. Il fait chaud, pourtant Shoyo frisonne un peu.

Elle a raccroché, juste comme ça. Natsu est courageuse.

— Hé..., dit-elle avec précaution. Tu sais qu'il ne faut pas l'écouter quand elle est comme ça. Papa doit encore travailler tard alors.... tu sais très bien qu'elle ne t'en veut pas.

Elle reste à côté de lui, les bras ballants et les lèvres tremblantes. Il sait qu'il n'est pas seul dans cette histoire, il sait aussi qu'il fait du mal à tout le monde en n'arrivant pas à passer à autre chose. Mais c'est plus fort que lui : il ouvre la bouche, et son cœur se met à battre plus fort.

Parce que s'il parle, s'il dit un seul mot, alors les gens attendront des explications. Ils attendront une histoire qu'il n'est pas prêt à dire à voix haute, et ils attendront des choses qu'il n'est pas prêt à ressentir. Ils attendront un « ça va mieux » ou un « je vais bien maintenant ». Et ce n'est pas le moment.

Shoyo se lève lentement, en sautant presque du tabouret. Il a un peu envie de vomir, mais ses muscles tremblants ne lui laissent pas d'autres choix.

— Tu veux un câlin ? Je peux te faire un câlin ?

Il secoue la tête. Natsu ne dit rien : pas un soupir, pas un mot blessant. Elle hoche la tête et s'écarte pour le laisser passer. Il se dirige tout droit vers la salle de bain.

Face au lavabo, il ne se regarde pas : il ouvre le robinet et boit plusieurs longues gorgées. Sur le papier, ses vêtements de sport sortent du sèche-linge alors il les enfile. Devant la porte, quand il ressort, Natsu attend sagement.

Elle le détaille et ses épaules s'affaissent.

— Tu vas courir ?

Il hoche la tête. Oui, il va courir. Parce qu'il n'y a que comme ça qu'il peut oublier les paroles de sa mère (et ce n'est rien, ce n'est pas grave, elle a fait pire, ce n'est même pas blessant, c'est juste une humaine, comme lui, et elle se sent mal aussi). Il traverse le tout jusqu'à l'entrée, enfile ses chaussures, et claque la porte.

Dehors, il fonce immédiatement dans l'obscurité en sautant au dessus du portillon.

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La danse des tournesols || AtsuHinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant