1 . Demi

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Estropié ne signifie pas lent, ni bête.

Beaucoup l'oublient, ce qui arrange Demi. Il devient invisible : personne ne le harcèle; il entend des choses - ce dont il ne raffole pas, mais les autres tendent à oublier sa présence - et on ne le traite pas comme un larbin. Du moins pas trop. Il n'est de toute façon pas en position de négocier, ce qui ne lui viendrait même pas à l'esprit. Le conditionnement des Cohortes fait bien son travail : Demi est fait pour servir, il a même de la chance d'appartenir au Maître.

Bossu et boiteux comme il est, Demi aurait dû finir dans une mine, ou aux champs, à trimer quatorze heures par jour, jusqu'à ce qu'il meure d'épuisement et qu'on laisse son corps pourrir là où il serait tombé.

Mais le Maître n'a pas voulu ça. Le Maître a choisi de garder Demi, ce qui était déjà suffisant en soi, mais il a en plus pris le bossu à son service personnel.

Le Maître lui a ainsi donné un statut spécial et une protection inespérée. Car personne ne touche aux affaires du Maître, n'est-ce pas?

Alors Demi fait tout ce qu'il peut pour satisfaire son Maître, respecter ses silences froids, sa solitude forcenée, sa brutalité bouillonnante, et surtout gérer la terreur que lui inspire le Maître.

Partager l'intimité du Maître est une médaille à double face. Il n'a plus ni faim, ni froid, personne ne le maltraite. Personne d'autre, en tout cas.

Mais côtoyer le Maître jour après jour, éprouver le tonnerre de sa voix quand il lui ordonne, sentir la froideur de son regard perçant sur ses moindres gestes, Demi n'était pas prêt à ça. Chaque jour pourrait être le dernier, alors Demi affronte sa peur, baisse les yeux pour ne pas voir le visage terrible, se concentre sur son travail, se concentre pour servir. Ça, il sait comment faire.

Il trottine silencieusement sur les dalles de grès anthracite du couloir. Ses chaussons de laine bouillie amortissent ses pas lourds, seul un léger frottement se fait entendre, lorsqu'il ramène sa jambe raide.

Il fait nuit sur la forteresse, mais il fait de toute façon toujours nuit dans les étages inférieurs.

Des lampes à huile, dispersées dans des niches le long du couloir, émettent une lueur famélique. L'odeur pénétrante de l'huile de rat-marais ne le dérange plus depuis longtemps.

Les couloirs sont colonisés de taches rondes et allongées, une mousse drue, luminescente, à la clarté vert pâle.

Mi-végétale, mi-organique, elle ressemble à de grosses glaires crachées sur les murs. C'est pour ça qu'on les appelle des "moussards". On les retrouve partout dans les étages inférieurs, généralement en haut des murs. A l'œil nu, on les croit immobiles. Pourtant elles se déplacent. Lentement, d'un mouvement imperceptible, elles se déplacent. Demi l'a remarqué, lui qui arpente couloirs et escaliers depuis plus de trois cycles. Il les utilise comme repère dans le labyrinthe de la forteresse, c'est en se perdant qu'il réalise qu'elles bougent. Bien sûr, il n'en parle à personne. On ne lui demande pas de parler, mais de servir.

Demi les trouve bien utiles, ces moussards. Il ne marche jamais tranquille la nuit, et la lanterne de cuivre accrochée à son bâton palie à peine à l'obscurité épaisse.

Maintenant, il connaît son chemin par cœur, les constellations de mousse sont comme des éléments familiers, rassurants. Utiles.

Demi n'a pas les yeux du Maître, il ne voit pas dans le noir.

Heureusement, il n'a qu'un étage à gravir pour accéder au niveau de la cour.

Sur le palier, un garde engourdi relève à peine sa présence alors qu'il franchit la lourde porte bardée d'acier.

Dehors, il aperçoit les premières lueurs d'une aube grise et humide, au-delà des remparts.

Il fait froid, mais c'est un privilège, pour Demi, de pouvoir sortir à l'air libre.

Il hume avec gourmandise les odeurs autour de lui (humus, crottin, fourrure mouillée...et celle qu'il préfère : le cuir huilé de la sellerie), emplit ses poumons de l'air vif. Un garde lui jette un regard froid et Demi plie encore l'échine et se presse, souhaite se fondre dans le décor. Il rase les murs, son fardeau dans les bras, et atteint enfin les portes des cuisines.

Les larges battants sont entrouverts, de la vapeur et de la lumière s'en échappent.

Demi entre, encore frissonnant.

A cette heure, seuls les marmitons sont debouts, surveillant les chaudrons d'eau à bouillir, sur les feux que les cendreux ont ranimé une demi heure plus tôt.

Mal réveillés, ils regardent l'infirme se faufiler jusqu'au foyer réservé à la préparation des repas des Nettoyeurs, et s'installer près de la pierre d'âtre.

Il ouvre le sac de jute et en sort ingrédients et aliments.

Le Maître mange seul, et si Démi prépare et cuit ses repas dans les cuisines de la forteresse, il les réchauffe dans la cheminée du bureau du Maître.

Il traverse la cour en sens inverse, revient vers les caves. Un dernier regard à la lueur de l'aurore, et Demi s'engouffre dans la roche, comme avalé par les quatre étages de sous sol qui supportent la forteresse.

Il prend à nouveau l'escalier de service, plus raide mais plus rapide pour accéder aux quartiers du Maître.

Sa lampe se balance, accrochée à son bâton, et son panier cogne contre sa hanche. Le repas du Maître dans sa cocotte de terre cuite, soigneusement enroulé dans un torchon épais.

Enfin il arrive au premier sous-sol, passe devant le cabinet d'aisance; longe deux portes et pousse celle menant au bureau du Maître, non sans avoir d'abord frappé, deux coups légers.

Il s'affaire près de la cheminée, ranime le feu, installe sa cocotte à réchauffer sur le côté, puis suspend une bouilloire au crochet de l'âtre.

D'un gros coffre de cuir épais, un des seuls éléments mobiliers de la pièce, il sort bol et couverts, gobelet en terre cuite et serviette.

Il finit tout juste de poser la théière sur la table, qu'il entend la porte de la chambre s'ouvrir.

Demi baisse la tête, joint ses mains sur son tablier et recule jusqu'à la cheminée.

Pendant que les pas massifs du Maître s'approchent de la table, Demi rassemble tout son courage.

Pour regarder le Maître, pour le servir, pour lui obéir.

Encore une journée pour mourir. 

Le BastionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant