"Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon coeur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !"
Charles Baudelaire, L'héautontimorouménos
🌕
C'est une terre noire, gorgée d'humidité. Des mottes s'arrachent du sol quand on y marche, collent aux semelles puis se détachent, lourdes et molles.
L'odeur aussi y est caractéristique.
Fumée, piquante et écoeurante à la fois.
Il faut d'abord traverser une plaine plus large que longue, semée de bosquets rabougris et épineux. Serrés les uns contre les autres, ils semblent se donner du courage pour supporter les vents mauvais qui soufflent jours et nuits, giflent le malheureux voyageur, le condamné qui traverse ces terres hostiles.
A leur pied, dans cette tourbe colonisée de vers gros et gras, des buissons de ronces s'épanouissent, bien nourris et à l'abri du vent.
Les feuilles d'un vert foncé, tacheté de brun rouille, gardent le sol des rayons rares d'un soleil blanc.
Les épines, hautes d'un pouce et aussi larges, d'un rose foncé proche de la couleur du sang, n'épargnent ni le pelage des bêtes, ni les haillons des hommes.
Au-delà de la Plaine aux vents, qu'on traverse trois jours durant en suivant les sentes de renards dorés, commencent les marais.
On les sent avant de les voir. Le fumet douceâtre de la pourriture vient chatouiller désagréablement les narines. Ensuite, la puanteur du vaste processus de décomposition de la matière organique vous saute à la gorge.
Les premières bouffées sont les plus dures. Puis le corps s'habitue....
Les capteurs olfactifs saturés par l'air vicié.
Pénétrer les marais c'est entrer dans l'ombre. Le vert y est foncé, le brun, sombre, la pierre noire, tachetée de plaques de mousse grise.
Y trouver son chemin, une gageure.
Les guides sont rares, soigneusement formés et gérés par les Cohortes.
Nul ne pénètre les fiefs du Pouvoir Noir sans y être invité, ou plutot, déporté.
Et nul être doué de raison ne souhaiterait s'y rendre, avec ou sans invitation.
Il faut sept jours d'un voyage ardu pour venir à bout du marais. Sept jours qui ne se distinguent des nuits que par la pâleur de la brume perpétuelle qui les accompagne. Sept jours dans l'oscur, l'absence de couleur, de nuances. Sept jours sans jamais pouvoir s'abandonner au sommeil réparateur; les créatures du marais y veillent. Chaque nuit se peuple de bruits étranges ou terrifiants, de grattements, de feulements, de craquements et de cris déchirants et aigus, propres à vous faire hérisser les cheveux sur la tête.
Les insectes veillent aussi. Ils suivent et piquent sans relâche les créatures à sang chaud qui s'égarent sur leur territoire.
La peau est constamment couverte d'une pellicule de rosée, huileuse et nauséabonde. Chaque pierre recèle un piège, chaque liane, un serpent agressif.
C'est un lieu où l'on devient soit fou, soit dévoré de fièvre, ravagé par une infection ou un empoisonnement végétal. Ou les deux.
D'abord, la Plaine aux vents.
Ensuite, le Marais sombre.
Enfin les mandragores s'espacent avant de disparaître, le sol devient plus ferme, l'eau moins profonde; on peut alors voir un peu plus loin que ses pieds, lever les yeux, revoir le ciel - même gris, même pluvieux.
L'air lui-même paraît plus sain à respirer, l'odeur de souffre et de pluie prenant le pas sur la puanteur du marais.
Sur plusieurs centaines de mètres, des sables mouvants s'étendent jusqu'aux contreforts d'une falaise qui semble jaillir du sol, presque à la verticale.
La pierre est noire et luisante, escarpée, comme taillée à la hache.
Aucune végétation ne s'y accroche.
Au sommet de la falaise, à plus d'une quinzaine de mètres du sol, une forteresse taillée à même la pierre défie les éléments. Toute en courbes épaisses et lourdes, elle ressemble à un crapaud horrible et obèse, dont les bourrelets dégoulineraient du promontoire.
Des étendards rouges et noirs claquent au vent, et le son grinçant des moulins de pénitence rappelle au monde ce qu'est cet endroit.
D'abord, la Plaine aux vents.
Ensuite, le Marais sombre.
Enfin, le Bastion.
VOUS LISEZ
Le Bastion
FantasyUn lieu terrible, une prison sinistre : on y brise les corps et les âmes. Un système totalitaire qui fonde son pouvoir sur la magie. Une prisonnière qui ne cède pas. Un face-à-face dont l'issue est toute tracée.... Attention : cette fiction comport...