Il y a cette chose dont elle n'arrive pas à se souvenir.
Quelque chose d'important, elle en est sûre.
Quelque chose de grave, qui lui fait aussitôt penser, avec soulagement, qu'elle ne se souvient de rien. Et que c'est aussi bien.
Mais ça revient d'un coup, à n'importe quel moment; cette sensation qu'il y a quelque chose d'important dont elle devrait se souvenir.
Elle a d'autres priorités, plus importantes que de savoir quel est son nom, d'où elle vient et comment elle s'est retrouvée là.
Survivre, voilà sa priorité.
Du moins, au début.
Survivre à la marche interminable, à la traversée d'une plaine battue par les vents à vous rendre fou. Puis celle d'un marais sans fin, sombre, malsain.
Survivre avec la maigre ration d'eau et de nourriture qu'on leur distribue chaque jour. Survivre pour continuer d'avancer.
Les prisonniers ont vu ce qu'il arrivait à celles et ceux qui ne pouvaient plus marcher : leurs corps, sauvagement battus à coups de bâton, gisent là où ils les ont laissés, bouillie de chair et d'os.
Elle a longtemps gardé l'écho des hurlements de terreur aux oreilles.
Alors elle marche, ou plutôt piétine, enchainée par le cou et la taille à celui qui la précède, à celle qui la suit.
Il n'y a pas d'enfant dans leur groupe. Il y a du en avoir, elle ne se souvient pas, elle n'arrive pas à se souvenir...
Assommée de fatigue, les pieds en sang et le corps perclus de courbatures, elle avance machinalement.
A peine regarde-t-elle à ses pieds, suit simplement le bas de la tunique devant elle, place ses pas dans les empreintes, concentrée pour ne pas s'effondrer.
La journée n'est pas finie, pourtant, le long convoi ralentit, la file indienne de corps enchaînés piétine avant de s'arrêter.
Les yeux se lèvent, hébétés.
La masse noire et ramassée de la forteresse se dresse devant eux, se découpant sur un ciel d'ardoise.
A leurs pieds, une falaise infranchissable.
Un fouet claque et le convoi se remet en marche.
Une sensation désagréable remonte le long de son dos.
Elle frissonne.
A présent, elle ne sait plus.
Si elle a toujours été comme ça, ou si ce sont les sévices qu'elle subit ici qui ont effacé sa mémoire.
Elle ne sait plus depuis combien de temps. Elle ne sait plus ce qu'est le temps.
Il n'y a que deux types de sensation, d'information : mal ou très mal, faim ou très faim, soif ou très soif...
La douleur est constante, malgré les interventions des soigneurs.
Elle n'a aucune indulgence pour ces larbins. Ils ne soignent pas, ils réparent. Il n'y a aucune bienveillance dans leurs gestes, aucune empathie.
Elle sent leur peur, elle sent leur peur à tous.
Une peur épaisse et nauséabonde, qui plane dans l'air étouffant, colle aux corps.
Elle ne les voit pas, mais elle sent leur peur.
Elle sent sa propre peur. Elle la connaît bien à présent. Elle ne connaît plus que ça.
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Le Bastion
FantasyUn lieu terrible, une prison sinistre : on y brise les corps et les âmes. Un système totalitaire qui fonde son pouvoir sur la magie. Une prisonnière qui ne cède pas. Un face-à-face dont l'issue est toute tracée.... Attention : cette fiction comport...