28. Demi.

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Ils partent au petit matin, dans une aube gris pâle, glaciale. Comme les yeux du Maître.

Malgré la fraîcheur et l'humidité, les cahots de la route finissent par bercer Demi.

C'est que la nuit a été courte.

La nouvelle lune se couchait, quand Bourreau l'a réveillé.

Roulé en boule devant la porte de la chambre attribuée au Maître, le domestique se lève avec maladresse, se dépêche d'ouvrir la porte.

Le Maître entre, portant le corps inanimé de Numéro treize dans ses bras.

Sa tête pend dans le vite, sa peau dégage un mélange d'odeurs qui fait plisser le nez du domestique.

La pièce est meublée avec luxe : lit à baldaquin et meubles en bois précieux, vases, tableaux, statuettes de marbre viennent alourdir la décoration. Mais aucun miroir.

Demi s'agite pour relancer le feu dans l'énorme cheminée de marbre rouge.

Sur la table aux boiseries dorées, repose un plateau garni de viande grillée, de pommes cuites au miel et un broc de bière.

Cette dernière est tiède, quelques heures ont passé depuis que Demi est remonté des cuisines.

Lui n'a pas pu avaler grand chose, l'estomac noué par le malaise et la peur. Mais il a ramené ce qu'il fallait pour son Maître, préparé la chambre pour son retour.

Sa tâche finie, ne connaissant pas l'oisiveté, il est sorti sur le palier. Les échos de l'orgie, un étage plus bas, le font frissonner.

Comme le temps passe, il finit par s'asseoir au sol. Finalement il s'endort, roulé en boule devant la porte.

...

- Va chercher de l'eau chaude. Et retourne au salon, ramène sa tunique.

A l'idée de se rendre dans ce lieu de débauche, les yeux de Demi s'agrandissent d'horreur.

Le Maître le regarde.

- La fête est finie. Demande à un serviteur de t'accompagner.

Son ton est sans appel.

Demi s'esquive et trottine dans le couloir.

...

Après un coup léger à la porte, il entre, portant un seau plein.

Un homme l'accompagne, chargé de deux autres seaux.

Demi le congédie en le remerciant.

Il aligne les seaux près de la cheminée, dépose la tunique sur la table, près de la fenêtre.

La femme est allongée sur le grand lit, Bourreau appuyé contre l'encadrement de la fenêtre. Face à elle.

Comme son Maître semble l'ignorer, il ressort à reculons, ferme la porte et reprend son attente silencieuse.

...

Il s'est endormi, finalement. Il redresse brusquement la tête en sentant la carriole s'arrêter.

Il réalise que l'épaule de la prisonnière lui servait d'oreiller. Immobile, sans réaction, difficile de savoir ce qu'il se passe sous cette cagoule. Demi a un relent de culpabilité quand il la revoit, au moment du départ. Sa difficulté à marcher, sa fatigue évidente. Elle quitte pourtant le Manoir sur ses deux jambes, comme toujours.

Comme toujours.

Cette fois, Demi a clairement envie de vomir.

Il ravale sa nausée comme le Maître pousse son cheval vers l'arrière de la carriole.

- Fais-la descendre.

Demi glisse jusqu'au sol, puis se tourne vers la prisonnière, la laisse enroulée dans sa main.

Il l'aide à atteindre le sol, la soutient un instant.

Il lance des regards furtifs autour d'eux.

Ils sont en pleine forêt, cernés de fougères gris-vert, de hauts résineux couverts de gouttelettes.

Le Bastion est encore loin, midi n'est pas encore passé.

Ils sont au milieu de nulle part. Pourquoi s'arrêter ici?

Demi sent son cœur se mettre à palpiter.

Le Maître tend la main, et Demi lui remet la laisse.

Puis il reste planté devant la carriole, attendant des instructions.

- Rentrez au Bastion.

Le bossu écarquille les yeux de surprise. Il n'hésite qu'un instant, mais grimpe finalement à l'arrière de la carriole.

Le conducteur fait claquer sa langue et le véhicule s'ébranle.

Les jambes pendant au-dessus du chemin, Demi les regarde s'éloigner.

Le diable rouge sur son destrier noir comme l'enfer.

La prisonnière, si menue, si frêle, si petite.

Même à distance, il voit sa poitrine se lever rapidement.

Elle a peur.

Il reste sidéré un bon moment, ne comprenant pas ce que tout ça veut dire.

Le soldat qui conduit l'attelage finit par s'adresser à lui.

- Tu sais conduire un cheval, le Nabot?

Demi sursaute, comprend que c'est bien à lui qu'on parle.

- Non, chef!

- Humpf. Ramène-toi à l'avant, tu vas apprendre.

Après quelques secondes d'hésitation, il se décide à traverser le plateau pour aller rejoindre l'homme à l'avant.

Il lui fait une place sur le siège, puis lui met les rênes dans les mains.

- Tu suis le chemin, le cheval connaît son affaire. S'il n'avance pas, un coup de renne; s' il dévie à droite, tu tires sur la gauche et s' il dévie sur la gauche...Il laisse sa phrase en suspens, guette la réaction de Demi.

- Je tire sur la droite.

- C'est ça. C'est pas compliqué, hein? Comme ça, moi je peux dormir. Et si y'a un problème, tu me réveilles. Pigé?

- Oui, chef.

Ils roulent quelques minutes en silence, Demi concentré sur sa tâche.

Finalement, il ose s'adresser au soldat.

- Heu... on ne devrait pas attendre le Maître?

L'homme n'ouvre même pas les yeux.

- T'en fais pas pour ça. C'est pas la première fois; je crois qu'il a une cabane là-bas, ou une grotte, un truc comme ça. Il y emmène des prisonniers, il approfondit le traitement, j'imagine...Ça peut durer plusieurs jours. Il finit par les ramener... des fois. Un corps de plus ou de moins qui pourrit dans cette forêt puante.

T'es mieux là, crois-moi!

Le BastionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant