P3 - Chapitre 25 : Trentaine

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Le bruit sourd du couteau hachant les légumes sur la planche à découper résonne dans le silence de la cuisine. Une, deux, trois rondelles de carottes s'échouent sur le bois fendillé et fatigué de son support. Mes mains effectuent des gestes automatiques, habituées à ce manège quotidien. La marmite sur les plaques chauffantes abrite divers légumes fraîchement abattus, qui mijotent calmement, dans l'attente de leurs congénères. Dans la pièce voisine bourdonne le bruit de la télévision, allumée comme à son habitude, chaque soir de la semaine. Les bruits familiers des jingles de publicités diverses forment mon quotidien. Un bruit de pas me tire de mes réflexions embrumées.

- Mon cœur, tu as besoin d'aide ?

Le visage familier mais néanmoins élégant de Sabrina fait sa timide apparition dans l'embrasure de la porte de la cuisine. Bien que sa présence ne me soit d'aucune aide, je lui adresse un sourire gentil en pointant mollement les oignons du menton.

- Si jamais tu as envie de pleurer un bon coup...

- Oh oui mon amour, tu sais à quel point j'adore pleurer toutes les larmes de mon corps pour t'éviter cette peine.

Je lève les yeux au ciel en souriant, témoin récurrent des tentatives romanesques de ma compagne. Mon attention reportée sur l'orange vif de mes carottes, je ne peux m'empêcher de ressentir une certaine tristesse m'envahir. La tristesse de ne pas réussir à me satisfaire de cette vie, de me sentir étouffée, de m'ennuyer, tout en ayant conscience de la valeur de la femme partageant ma vie. Nous cuisinons ainsi ensemble, dans un silence confortable, durant de longues minutes. Tout dans ma vie avec Sabrina est pratique, notre relation est facile et évidente. Et bien que nous vivions dans une certaine routine depuis plus de sept ans, une partie de cette vie me satisfait pleinement.

- Au fait, ta mère a appelé tout à l'heure, elle voulait nous inviter pour dîner le week-end prochain. Avec Pierre et Marie, évidemment.

Je perçois, caché au fin fond d'un ton qui s'était voulu léger, une certaine rancœur dans la fin de cette phrase. Peu importe, comme très souvent, je fais abstraction et prétends ne rien remarquer.

- Tu savais que Julien avait quitté sa copine, au fait ?

Visiblement, elle avait très envie de parler ce soir. Qu'à cela ne tienne, je me cantonne aux réponses attendues, aux réaction de circonstance lorsqu'elle me parle des aventures de son collègue, le dénommé Julien, que je n'ai jamais rencontré, et dont je me fiche comme d'une guigne. Au passage, je nous sers un verre de vin chacune, verre que je m'empresse de vider sitôt rempli. La soirée débute comme elle finira : exactement de la même manière que tous les autres jours de la semaine.

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- Où en sont vos projets bébé ?

Comme presque chaque semaine, je me trouve avec Julie et Clothilde, et nous divaguons sur nos vies respectives avec un café entre nos mains.

- Tu sais... On attend mes prochaines règles, et puis on appelle la clinique.

Chaque mois, le même manège s'installe. Depuis un an maintenant, nous tentons tant bien que mal de créer notre famille avec Sabrina. Peut-être que c'est pour cette raison que je me sens si morose, peut-être est-ce pour cela que l'ennui et la lassitude me taraudent sans cesse. Pourtant, les débuts étaient prometteurs ! Sabrina ne voulait pas d'enfants, elle avait été catégorique sur ce sujet depuis notre rencontre. Et puis, une chose en entraînant une autre, j'avais réussi à la faire changer d'avis. Et même plus que cela, elle avait débloqué en elle ce désir d'enfant qu'elle avait tant refoulé par le passé. Nous étions si pressées, si excitées par l'idée de fonder notre famille. Tout y passait, nous pensions que ce serait si simple. De la couleur de la chambre, par les prénoms des futurs nouveaux-nés, en passant par les divers accessoires aussi futiles que décoratifs, chaque détail avait été passé au crible. Nous nous étions enflammées, nous nous étions projetées, et nous en avions oublié notre couple. En tout cas je sais que je l'avais fait. Toujours est-il que chaque mois, depuis une année, le système calculé commençait son cycle infernal. Mes règles débutaient, Sabrina appelait la clinique située en Belgique – faute de légitimité en France – j'entamais diverses prises de sang puis nous recevions un appel de ladite clinique pour nous intimer de nous rendre dans les deux jours sur place. Tout cela était très éprouvant psychologiquement, et en même temps d'une étonnante routine.

Mon triangle d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant