« Isi, avait soupiré le garçon aux cheveux châtains bouclés dans lequel son petit ami adorait passer les doigts, c’est trop compliqué ! On ne peut pas rester ensemble. »
La gorge nouée, Isidore avait secoué la tête. Le jeune homme qui lui faisait face avait continué sa plaidoirie, ses récriminations :
« Je n’étais pas d’accord pour le dire ! Maintenant, ma famille est au courant ! Tu n'en as fait qu’à ta tête, tu m’as imposé la situation. J’ai accepté, j’ai cru que l’amour surmonterait tout… C’est faux !
— Je suis désolé, était-il parvenu à articuler. Pardonne-moi…
— J’ai cru pouvoir… La vérité, c’est que je t'en veux encore. Avant de te détester, je préfère partir.
— Victor, pardon ! Je t'en supplie ! avait-il crié, en s’accrochant à la manche du sweat-shirt préféré de son amoureux. Je n’ai que toi…
— Isidore, t'as pas le droit de me faire ça ! Si je suis si important pour toi, pourquoi tu penses pas à mes sentiments ? Tu crois que ça m'amuse que tu répondes à toutes les provocations ? Pourquoi tu peux pas baisser la tête ? Pourquoi tu peux pas faire semblant d’être normal ? Pourquoi faut te battre ? Pourquoi tu reviens plein de coupures aux mains, avec des cocards ?! Et tes études ! T'y penses ? Et les miennes ? »
Isidore avait imploré, il avait pleuré, il avait promis de changer, de ne plus s’énerver face aux insultes.
« J’en peux plus de ces promesses que tu ne tiens jamais, avait-on répondu. J'en ai marre d’être jugé quand je suis avec toi ! »
Isidore avait mendié de garder au moins leur amitié. Les yeux gris s’étaient détournés : « Arrête, laisse-moi tranquille ! »
Pendant des mois, le garçon abandonné s’était traîné comme une ombre, se raccrochant à une seule certitude : ce qu’il avait vécu auparavant valait bien la peine ressentie à présent. Pour une unique présence, un soutien constant, un sourire quotidien, des paroles douces murmurées dans la nuit. Ça en valait le coût !
Peu à peu, à son insu, la présence était devenue aussi multiple que passagère. La constance, un mensonge. Les sourires, des pièges. Les discussions n’étaient plus que négociations. Sans plus essayer de retrouver son chemin, le jeune homme se perdit dans la nuit. Ses yeux s'habituèrent à l’obscurité. Il la trouva plus rassurante qu'effrayante : on pouvait y cacher ses larmes, ses doutes, ses faiblesses. Le lendemain, on remettait son armure, on gagnait une bataille, on gravissait les remparts. On oubliait même l’objectif du combat. Dans la nuit, en perdant de vue la raison de cette guerre, on pouvait la gagner.
Celui qui aime le plus est perdant.
Les doigts d'Isidore se crispèrent autour de l’antique feuillet. Le craquement du vieux papier le tira de ses souvenirs.
« Saloperie ! cracha l'avocat en balançant sur le gazon la lettre qu'il venait de lire. Tatie, il t'a arnaquée ! Bien fait pour toi ! »
Assis sur le banc au fond de son nouveau jardin en Bourgogne, le brun passa une main sur ses yeux. En regrettant ses dernières paroles, il renversa la tête vers le ciel de début de soirée. Cliquetis du briquet. Une bouffée de nicotine calma le tourbillon de ses sentiments. Son rire ironique retentit dans l'air printanier. Un hurlement derrière lui l'arrêta : « CED, TU VIENS DÎNER AVEC NOUS ?? »
Le cri de surprise habituel – moitié-couinement, moitié-grognement – s’échappa par réflexe des lèvres du digne avocat. Le poing serré contre sa poitrine pantelante, Isidore se leva et se retourna d'un seul bond. Une prouesse acrobatique !
« Tu viens manger à la maison ? redemanda l’adorable petite carotte, son visage rond entouré par les feuilles de la haie qui séparait les deux propriétés.
— Gamine, on t'a jamais appris à prévenir avant de rentrer chez les gens ?
— Chuis pas chez toi ! Mes pieds sont chez moi !
— Ta mère ne t'a jamais dit de ne pas crier ?
— Nan, c’est Papa qui répète ça. Maman pense qu'il faut gueuler pour être entendue. Tant qu'ils se mettent pas d’accord, j'ai décidé de faire ce que je veux. »
Incapable de déterminer si la réplique de l'enfant avait été offensante ou pleine de bon sens, Isidore grogna en détournant la tête.
« Merci, non, prononça-t-il avec toute la politesse qu’il pouvait rassembler. Ta mère m'a donné – ou plutôt vendu à prix d'or – des œufs, du pain et de la salade, tout à l’heure. Pour faire passer la pilule, elle m'a filé gratuitement les invendus en pâtisserie du jour. Je vais prendre mon temps et déguster tout ça. Histoire que ça en vaille le coût.
— Maman a dit qu'elle te proposait un menu entrée, plat, dessert, café pour vingt-cinq euros. Seul le café n'est pas fait maison, mais on a passé les grains d'arabica au moulin hier matin.
— Vendu !
— J’ai rien compris de ma dernière phrase, mais je l'ai répétée comme il faut, j’espère, ajouta Maé avec une moue dubitative. »
L’avocat frissonna d’horreur en se rendant compte qu'il trouvait, sincèrement, la petite carotte très chou.
« Tu viens à la maison dans dix minutes, alors ?
— Oui, affirma l'estomac d'Isidore par le truchement de ses cordes vocales. C’est une offre que je ne peux pas refuser. »

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Éclosion
Roman d'amourAvocat expérimenté, Isidore est un homme de la ville, allergique au milieu rural depuis son coming-out. La campagne lui donne littéralement des boutons. Or, d'une vieille tante avec qui le contact semblait rompu, il a hérité une maison située en Bou...