2 - Maître Lécapène, par le bruit alerté, lui tint à peu près ce langage

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2 - Maître Lécapène, par le bruit alerté, lui tint à peu près ce langage.

Mignon et roux. Tels étaient les termes qui avaient toujours été appliqués à Thomas Lécapène. À bientôt trente-deux ans, l’homme en question, à son grand dam, se retrouvait encore régulièrement affublé de ces qualificatifs. Pourtant, sa taille et sa corpulence se retrouvaient dans la moyenne de la population masculine du pays. Rien de mignon sur ces points. Les petits travaux qu’il effectuait en tant que saisonnier lui avaient rapporté, outre un peu d’argent, une musculature ferme : intéressante, pas mignonne. Enfin, il s’était arrangé pour faire artificiellement foncer ses cheveux. De teinte carotte comme ceux de son frère aîné, ils étaient devenus vaguement rouge profond, un peu comme sa barbe d'une couleur naturellement plus sombre que celle innée de ses cheveux. Ce n’était pas moins voyant, simplement moins… roux et mignon. Et c’était suffisant. Ou ça aurait dû faire l’affaire.

Ce qu’il n’avait pas compris, c’est que sa mignonnerie s'appliquait surtout à son comportement. Dans sa touchante naïveté – qui participait également de cet adjectif qu'il avait en horreur – il ne voyait, en ce samedi matin, aucun inconvénient par exemple à s’affubler du tablier de cuisine de sa belle-sœur – vert pomme à petits volants en dentelle – pour faire la vaisselle en retard. Au prétexte que ce n’était vraiment pas nécessaire de multiplier les achats de vêtements de protection pour qu'il en possédât un qui serait moins typé. Après tout, la virilité n’avait rien à voir avec les habits. Surtout que la petite famille n'avait pas d'argent à gaspiller dans ces futilités. En cela, Thomas était la sagesse incarnée. Contredite par les regards extérieurs, parfois idiots, cruels, ou tout simplement mal éduqués.

Cela faisait un peu plus de deux ans qu’il habitait avec son frère, la femme de celui-ci, et leur adorable diablesse de six ans trois-quarts. La minuscule Maëlle insistait beaucoup sur le « trois-quarts ». La fillette était comme son père, rousse, et comme son oncle, mignonne. Ce dernier avait perdu son emploi de graphiste et n’arrivait pas à retrouver un travail stable depuis plus de cinq ans. Embarrassé de demander l’asile à la famille de son frangin, il fut accueilli à bras ouverts. Afin de leur rendre leurs bontés, et de leur transmettre son affection, il participait assidûment aux tâches ménagères, aux soins des animaux et aux travaux saisonniers qu'il trouvait dans la région. Cette aide financière apportait un peu de répit au couple qui tenait une ferme de sauvetage pour poules de batterie.

Par conviction, Gilles, l’aîné de Thomas, avait acquis cette propriété, grande sans être immense, afin d'y développer une activité si peu rémunératrice qu'elle relevait du bénévolat. Avant de devenir parents, sa femme et lui avaient eu une révélation. Après leur installation dans la région, ils avaient fait le tour des producteurs d'œufs afin de leur racheter à bas prix leurs volailles de batterie, âgées d'un an et demi en moyenne, destinées à l’abattoir. Depuis lors, une fois par an, ils continuaient à sauver des oiseaux de basse-cour malchanceux. Revenus avec leurs nouvelles protégées, ils les laissaient courir tranquillement sur leurs terres.

Une poule peut vivre jusqu’à huit ou neuf ans, et pondre quasiment jusqu’à la fin de ses jours. Le seul inconvénient pour l’industrie de l'œuf est qu’à partir de dix-huit mois, l’animal produit beaucoup moins, donc devient plus rentable mort que vivant.

Les retraitées chez les Lécapène étaient à présent une cinquantaine, en plus des trois jeunettes et du coq. Ces dames déposaient régulièrement leurs offrandes dans les quatre lieux de ponte privilégiés.

Ces œufs servaient principalement dans les pâtisseries et les sandwiches proposés dans la cafétéria-librairie de Gilles et son épouse Léna. Près de là se trouvait leur ferme pédagogique, dont le but était de sensibiliser à la détresse des poules pondeuses en batteries. Ils vivaient en partie de dons de particuliers, d’allocations, d'aides fournies par certaines associations de protection animale, et grâce à la vente de leur petite production d'œufs et d’aliments dérivés. La vie n’était pas aisée, mais adoucie par le caractère naturellement enjoué de toute la famille.

Le samedi, pendant la belle saison, l’activité était assez prenante pour les trois adultes. Léna tenait la boutique et accueillait les familles de la région, ainsi que les jeunes couples citadins de passage, Gilles faisait les visites guidées, et Thomas s'occupait des coulisses : mise en place, nettoyage des sols, vaisselle, courir à gauche à droite pour quelques provisions ou renseignements. Le travail était accaparant sans être totalement exténuant, le rythme soutenu, et l’ambiance joyeuse.

Dans la cuisine, ce jour-là, Thomas sifflotait en faisant la vaisselle. Soudain, un cri de goret s’éleva dans l'air du matin. Il n'y avait pourtant aucune porcherie à proximité. Un second beuglement retentit. Cependant, les vaches du coin ne produisaient pas exactement ce type de son. Le rouquin interloqué, les mains gantées de plastique rose et encore couvertes de mousse parfumée à la pomme, accourut vers la source des hurlements : la maison voisine.

Devant le spectacle surprenant, tout ce qu'il dit fut : « Cocotte ? »

ÉclosionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant