16 - Prête-moi ta plume, pour écrire un mot

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Tom passait une soirée très embarrassante. Après avoir appâté leur voisin avec des plats maison à prix raisonnable, Léna avait entrepris de tester la fiabilité de son fameux gaydar. Les questions, d'abord presque innocentes, étaient devenues de plus en plus personnelles. Cédric ne semblait ni perturbé ni gêné par l'interrogatoire. Ses yeux, fixés sur son assiette qui se remplissait à mesure qu'il la vidait avec application, paraissaient sereins. Poli, il finissait de mâcher et déglutissait avant de répondre. Suivant les questions, le processus prenait plus ou moins de temps. Il leur avait révélé être avocat de profession. Alors Tom suspectait que cet homme préparait sa plaidoirie pendant qu'il mangeait, avant de répondre à la juge Léna. Ou peut-être le juriste la considérait-il comme la partie adverse ?

Après une heure d'échanges, les Lécapène avaient appris le métier, l'âge, le statut marital, et une partie de la filiation de Cédric. Ce dernier avait le don de paraître parler beaucoup, sans rien dire de fondamental sur lui. Un avocat de trente-cinq ans installé à Paris, célibataire sans enfant, qui revenait dans cette région dont il était originaire. Récemment, il avait hérité de la maison de sa tante paternelle, avec qui il n'avait plus eu de contact à cause de différents familiaux. Aucune information transcendante ! En grognant de frustration, Tom attaqua son riz sauté aux légumes, le plat principal de ce repas végétarien copieux. Au bout de quatre secondes à mâchonner une nouvelle preuve des talents culinaires de son amie d'enfance, il s'admonesta : pourquoi était-il fâché de ne pas connaître davantage du passé de cet homme ? On s'en fichait bien !

Il réussit à se convaincre que l'unique chose qui le dérangeait était un fait : en contrepartie de quelques malheureuses informations grappillées à propos de Cédric, la famille avait raconté toute sa vie à l'invité. L'enfance des frères bretons et de la camarade d'école du cadet ; l'amour à sens unique de Léna pour son futur mari dès qu'elle eut atteint l'âge de douze ans ; sa poursuite constante du jeune homme de six ans son aîné, qui l'avait toujours considérée comme une petite sœur mignonne et collante ; puis le retour de Léna après cinq ans de séparation lors de ses études universitaires. Gilles précisa à leur nouveau voisin que cet événement avait été le déclencheur de ses sentiments envers celle qui deviendrait son épouse.

« À ce moment-là, j'ai compris pour quelle raison on parle de coup de foudre ! conclut-il. J'étais tétanisé sur place. La chrysalide était devenue un superbe papillon ! Je n'en revenais pas d'avoir raté sa transformation !

— Merci de me traiter de chenille, ironisa Léna. Il te suffisait de regarder dans ma direction pour me voir. Je revenais pour les vacances au moins une fois l'an. Tom et moi, on ne s'est jamais perdu de vue. J'avais simplement fini par écouter mon égo qui m'ordonnait d'arrêter de te suivre comme un toutou.

— Tu sais bien que je suis un idiot, chuchota son mari au creux de son oreille. Merci de m'avoir redonné une chance. »

Les deux baisers, très tendres, déposés sur la joue de Léna par son époux, provoquèrent un froncement du nez de leur progéniture. Elle se tourna vers Cédric et marmonna : « Mes parents sont toujours comme ça, c'est fatigant ! » Les joues pleines, l'avocat haussa imperceptiblement les épaules : le contenu de son assiette l'intéressait plus que le spectacle.

Peu avant le dessert, la mère de famille s'absenta pour le coucher de Maé. La fillette tenait à peine debout, ses yeux se fermaient à moitié tandis qu'elle réclamait du gâteau. « Tu en auras demain pour le goûter, répondit doucement Léna en prenant l'enfant dans ses bras. Pas de sucrerie le soir. » Les frères Lécapène embrassèrent rapidement leur petite carotte, qui s'écria d'une voix ensommeillée :

« Ced, tu seras là quand je rentrerai de l'école demain ?

— Hélas, oui, souffla le brun en pensant à sa voiture. Bonne nuit. À demain.

— B'nnuit, Ced ! »

Avec un sourire, Maé agita sa main pendant que sa mère la portait à l'étage. Autour d'un café, les trois hommes attendirent le retour de la maîtresse de maison. Un long silence s'était installé, que Gilles essaya d'alléger avec des questions maladroites à destination de leur invité. Les réponses de Cédric, aussi stoïques que monosyllabiques, n'aidèrent pas Tom à calmer sa nervosité. Il trouvait l'atmosphère d'autant plus pesante qu'elle ne semblait pas atteindre l'avocat. Malgré lui, à plusieurs reprises, les yeux de Tom cherchèrent à capter le regard de l'autre.

Il détestait ne pas pouvoir déterminer sa capacité à résoudre une énigme. Un mystère particulièrement tenace était arrivé dans le voisinage la veille et avait déjà partagé ses repas par deux fois ! Et impossible de savoir s'il fallait s'atteler à sa découverte ! Quand une tâche était aisée, Tom s'y employait dare-dare : il ne crachait pas sur une victoire facile. Si le problème était plus compliqué, mais la solution atteignable, il s'engageait avec détermination dans cette voie : le rouquin aimait les challenges. Enfin, lorsqu'il se savait incapable, ou inintéressé par la résolution d'une question, le jeune homme ne s'en préoccupait pas. Il traversait ainsi la vie avec une joyeuse nonchalance qui ne l'avait jamais empêché d'atteindre ses buts. Il surprenait également les gens qui ne s'attendaient pas à une quelconque réussite de sa part. Cependant, depuis qu'il était au chômage, les moments de doute avaient pris une part trop importante dans sa vie.

Tom sortit de ses pensées en sursaut : les yeux de Cédric étaient sur lui. Comme un lapin de campagne pris dans les phares d'une voiture de luxe, il se figea et fixa les deux taches d'encre, plus de stupéfaction que par défi. Des bruits de talon se rapprochèrent. Un sourire en coin déforma les lèvres de l'avocat, dont le regard ne quitta Tom que pour se tourner vers Léna.

« Merci de m'avoir attendue pour le dessert ! lança-t-elle joyeusement.

— Je vais l'apporter ! s'exclama Tom. »

Avec une bonne excuse pour échapper à Cédric, il s'éclipsa dans la cuisine. Un peu plus calme, il revint, un flan au caramel entre les mains.

« Je ne doute pas que vous trouverez bientôt la femme parfaite ! disait la voix de Léna d'une façon théâtrale vers l'invité, au moment où Tom rentra dans le salon. Un bel homme intelligent tel que vous ! »

Cédric ne succomba ni à l'appât, ni à la provocation. Il remercia avec un sourire poli. Tom admira autant qu'il redouta ce visage impassible et cette posture détendue. Quelques minutes après la fin du repas, le Cupidon féminin insista pour que son invité fût raccompagné par son beau-frère. Un haussement de sourcil constitua la seule réaction du premier. Le second se figea à nouveau comme une proie face au prédateur.

« Il y a des trous dans notre allée sans éclairage, argumenta Léna. Je refuse que mon invité se blesse sur le chemin du retour !

— Plutôt qu'un invité, je suis votre client, ce soir, rétorqua l'avocat d'une voix égale.

— Raison supplémentaire pour vous raccompagner ! »

Le sourire plein de dents de Léna conclut la discussion. Il était plus simple d'obéir.

« Je suis désolé, soupira Tom pendant qu'ils cheminaient sous les étoiles.

— Pourquoi vous excusez-vous ?

— Léna vous a un peu harcelé...

— Un peu ? »

Le clair de lune dévoila un sourire ironique. Face au silence de son interlocuteur, Cédric enchaîna : « Une étrange idée m'a traversé l'esprit. Votre belle-sœur donnait l'impression d'un mauvais colporteur. Ou d'une marieuse. »

En détournant la tête, Tom remercia la nuit de dissimuler sa rougeur. Une voix amie résonna dans sa mémoire : Il te suffisait de regarder dans ma direction pour me voir.

« Merci de m'avoir protégé des dangers sur cette longue route ! »

Sans y avoir prêté attention, Tom avait laissé ses jambes le conduire devant la porte de Cédric. La plaisanterie de l'avocat le fit rire nerveusement. Par politesse, il avança la main droite pour un dernier salut. Quand son voisin serra sa paume, il ressentit un frémissement dans le bas de la nuque. Le brun se pencha soudain vers lui. Un mélange de tabac et d'eau de Cologne s'éleva du col de chemise haut de gamme.

Tom entendit un murmure à son oreille : « Passez une bonne nuit. »

ÉclosionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant