26 - Amis

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La nuit avait pris ses aises dans la campagne bourguignonne. Assis sur une marche du perron des Lécapène, Isidore avait parlé avec son voisin. Surtout, il écoutait. Son dernier monologue fini, Tom fit tourner son mug vide et froid entre ses mains. L’homme à côté de lui, une bière à peine fraîche entre les siennes, remarqua sur un ton guindé : « Il semble que votre statut de chômeur pèse sur votre estime de vous-même. Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour affirmer ça sans qu'on ne le prenne pour du sarcasme… pourtant, je pense sincèrement que la valeur d'une personne n’est pas décidée par la rémunération que la société a décidé d'octroyer à son travail. »

Isidore avala une gorgée de sa boisson avant de continuer, avec un discours au vocabulaire à peine plus accessible : « Pour le peu que j'en ai vu, et tout ce que votre belle-sœur m'a raconté pendant les dîners, vous faites du bon boulot à la ferme. Vous êtes investi dans ce que vous entreprenez. J'en ai eu la preuve après vous avoir confié ma voiture sur un coup de tête. Vous contribuez, vous cherchez l’excellence ! Alors, peu importe que vous ayez un intitulé de poste, ou un salaire provenant d'un employeur à la fin du mois ! Léna jouait clairement les entremetteuses pendant nos repas partagés, mais aucun des compliments qu'elle vous a adressés face à moi n'était fabriqué ! Ses gestes, sa voix, l'expression sur son visage… Elle, comme toute votre famille, vous aime et apprécie votre contribution. Seul votre ego refuse d’écouter Léna qui insiste sur votre valeur. C’est assez contradictoire, peut-être ironique : votre amour-propre vous empêche d’accepter des encouragements amplement mérités. De mon côté, je ne me permettrai aucun conseil. En revanche, j’ai peut-être une piste de réflexion pour vous : lorsque vous vous réveillez, que vous pensez à la journée à venir, que ressentez-vous ? »

Face à un silence pensif, l’avocat se confia : « Si ça peut vous aider, en ce qui me concerne… tous les soirs, je me couche en me demandant quelle raison me pousse à continuer ce quotidien insensé. Et tous les matins, devant les tâches qui m'attendent, et tous les imprévus possibles… j'en trouve l’explication : parce que j’aime ce que je fais ! J’aime être bousculé, j'aime résoudre des problèmes compliqués, trouver un cheminement inédit. Et j’aime être payé une somme indécente pour le faire ! D'une façon tortueuse, j’aime mon environnement en général… Parfois, je le déteste ; parfois, il me pèse. Mais je n’ai pas envie d'en changer radicalement ! Je l’ai choisi pour de bonnes raisons, sincères, et qui me correspondent vraiment. Peut-être, un jour, aurai-je envie de nouveautés, et dans ce cas, je me donnerai les moyens pour les atteindre. Pour le moment, tout me convient dans ma vie… enfin presque… »

Le regard, aussi innocent qu'interrogateur, de Tom tourné vers lui coupa Isidore dans sa phrase. Il la finit en pensée : Il me manque quelqu’un à aimer.

Le Parisien se racla la gorge en détournant les yeux. « Désolé pour la leçon de morale doublée d'une confession non-sollicitée, marmonna-t-il.

— Non, s'écria son voisin d'une voix plus forte que nécessaire. Merci ! Merci beaucoup pour votre écoute et vos conseils ! J’apprécie vraiment… »

Vision de quelques mèches rousses caressées par une brise légère ; yeux noisette assombris comme le paysage alentour ; joli sourire à demi-éclairé par le lampadaire du jardin.  Isidore se racla à nouveau la gorge et conclut : « Je vais vous laisser maintenant. Votre famille vous attend peut-être pour le repas.

— Nous avons mangé avant votre arrivée… Oh ! s’exclama Tom en se levant tout à coup. Il est presque neuf heures ! Avez-vous dîné ?

— Non, mais j’ai apporté de quoi grignoter pour ce soir. Je ferai des courses demain.

— Je vais vous préparer quelque chose de chaud…

— Ne vous dérangez pas…

— Pas du tout, pas du tout. Une omelette mixte, ça vous convient ? Ou vous en avez assez, de manger des œufs ?

ÉclosionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant