Isidore fut grandement impressionné par la réaction stoïque de Tom vis-à-vis de son attaque mesquine. Le roux n'exprima ni dégoût, ni colère, ni même de la surprise en constatant que le nouveau voisin avait agrémenté ses salutations avec de la fiente de Cocotte. De la poche centrale de son tablier, la victime sortit, en toute simplicité, un paquet – couleur rose bonbon – de lingettes spéciales bébé (biodégradables, au PH neutre, sans parfum). Sans un mot, il proposa une serviette humide au brun, qui en prit possession avec des gestes mécaniques. Pendant que tous deux se nettoyaient les mains, Isidore fixa l’autre homme, qui paraissait aussi tranquille qu'un moine zen.
« Je vous souhaite la bienvenue, conclut le Bourguignon en plantant, comme par défi, ses yeux dans ceux du mauvais plaisantin. Si une visite de notre domaine vous intéresse, n’hésitez pas à venir à l’accueil vous renseigner. Nous vous ferons un prix de bon voisinage. »
Après avoir étrangement articulé les deux derniers mots, Tom partit sans se presser ni regarder en arrière. Il disparut derrière une haie mitoyenne. Enfin sorti de sa stupéfaction admirative, le Parisien partit à la recherche d'un balai, afin de recueillir les débris de figurines de feu sa tante. Puis il les porta, avec un respect tout relatif, vers leur dernière demeure, qui accueillit également sa lingette souillée. Le claquement du couvercle de la poubelle leur servit d'ultime oraison.
L’avocat revint dans la maison où il avait passé une grande partie des vacances scolaires de son enfance. Avec deux parents qui travaillaient et un frère aîné adolescent qui préférerait sortir avec ses amis plutôt que jouer les nounous, le petit garçon était souvent confié à Lilibel, la jeune sœur de son père.
À présent adulte, Isidore s’affala dans le canapé en cuir ocre du double salon. Il leva les yeux vers les poutres apparentes qui couraient le long du plafond. La présence de grandes toiles d’araignées lui fit repenser à la façon rigide avec laquelle l'ancienne propriétaire entretenait sa demeure. Elle obligeait même son neveu à y participer régulièrement. Seul son trépas préservait mademoiselle Dumont de la honte de constater un tel laisser-aller. L’héritier se pencha pour laisser son index courir sur le dessus de la table basse, en acajou comme le reste des meubles, sombres et massifs, dans cette pièce lugubre et esseulée. Une fine pellicule blanche se retrouva sur le bout de son doigt. Il fixa longuement sa main, pour imprégner son esprit de la réalité des choses : sa tante, la seule personne de sa famille avec qui il aurait voulu reprendre contact après cette décennie de silence… n’était plus.
Les yeux fermés, il se renversa dans le large fauteuil. Une légère senteur de cire et de poussière l’accueillit. Comme les cendres d'une vie. Il caressa les accoudoirs en cuir, douce peau animale préservée après la mort. En rouvrant les paupières, Isidore avisa le téléviseur qui trônait à trois mètres face à lui. Il se leva lentement, s'accroupit devant l’appareil, passa l'avant-bras droit sur l’écran. La surface grise redevint noire tandis que l'une des manches de son veston bleu se couvrait de saleté. Dans le miroir obscur, l’homme impassible croisa le regard sec de quelqu’un qui ne savait plus pleurer.
Il souhaita rendre un hommage – certainement décalé, peut-être approprié – à son aïeule. Celui qui, d'ordinaire, s’offrait les services d'une société de ménage pour ses deux demeures, partit se changer. Puis il commença un long nettoyage de printemps, toutes fenêtres ouvertes, dans sa troisième propriété nouvellement héritée. Il savait exactement où tous les outils étaient rangés. Chaque balai, plumeau, serpillière, brosse, et le nouvel aspirateur… depuis le dernier passage d'Isidore, dix-huit ans auparavant, ses compagnons de récurage attendaient sa venue. Étrange façon de souhaiter un bon retour à la maison.
Embarqué dans une tornade de produits ménagers aux senteurs piquantes de vinaigre blanc et de savon noir, le pourfendeur de crasse mit un terme à son tourbillon de propreté en fin d’après-midi. Délaissant le dernier seau d'eau sale, le laveur de sols, lui-même lessivé, s’étira pour dénouer les tensions musculaires. Puis il nettoya longuement ses mains avant de refermer toutes les ouvertures de la maison. Il avait sauté son repas de midi, comme habituellement lorsqu’il se plongeait dans ses dossiers au bureau. À présent, son estomac grondait son désaccord.
Dans le but d'aller acheter de quoi manger, Isidore embarqua dans sa voiture avec ses clés, son portable et une carte de crédit. Pendant qu'il roulait doucement, en marche arrière le long de l’allée qui menait à la route, le véhicule se comporta bizarrement. Le conducteur arrêta le moteur pour aller vérifier. En faisant le tour de l’automobile, il constata que deux des pneus étaient affaissés par rapport aux autres. Les sourcils froncés, le brun se pencha et s’accroupit. Planté dans une des carcasses pneumatiques dégonflées, un tesson de porcelaine bleu clair nargua l'humain. La grande faute de ce dernier avait été de n'avoir pas repéré et ramassé tous les vestiges pointus, coupants, provenant des figurines brisées ce matin-là. Un œil écarquillé par rapport à l’autre, plissé, le pauvre hère perçut distinctement cet éclat moqueur de la céramique, qui reflétait les lueurs crépusculaires, comme pour annoncer : « Ce soir, t’es coincé à la campagne, sans bouffe ni bagnole ! »
Le malheureux inspira, se releva, expira, ferma les paupières. D'une voix monotone, dont le calme irréel contrastait avec la raideur de sa posture, il prononça, en séparant chaque syllabe : « Bordel de merde. »
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Éclosion
RomanceAvocat expérimenté, Isidore est un homme de la ville, allergique au milieu rural depuis son coming-out. La campagne lui donne littéralement des boutons. Or, d'une vieille tante avec qui le contact semblait rompu, il a hérité une maison située en Bou...