18 - Je n'ai plus de pneu

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Le début de la première journée travaillée de la semaine constituait une abomination pour Isidore, qui ressemblait à Garfield sur ce point-là. Sa place dans la firme juridique qui l'employait, et dans la société française en règle générale, lui permettait, à certaines occasions, d’éviter de se confronter au lundi matin.

Ce jour-là fut moins détestable que d’autres. Le réveil à l'aube, horaire habituel pour l'avocat, se passait plus tranquillement que prévu. On ne l’avait pas encore harcelé de questions après le message laconique envoyée à son équipe la veille, pour informer ses collègues qu'il ne serait disponible que par e-mail et téléphone portable pour au moins une journée. Le petit déjeuner, constitué des gâteaux invendus de Léna, le remplit d’espoir et de glucose. Puis, comme ses pneus, la bonne humeur du brun se dégonfla. Le lundi matin venait de faire son office.

« Comment ça ! lança, d'une voix sèche, Isidore au dernier garagiste sur la liste donnée par Tom l'avant-veille.

— Je n’ai pas à disposition les pneus que vous me demandez, répéta la voix au bout du fil, en articulant comme pour s’adresser à un enfant.

— Vous êtes le quatrième qui me dit ça en dix minutes !

— Monsieur, vous ne trouverez aucun garage dans la région qui possède en stock deux pneus de la marque et du modèle auxquels vous êtes habitué. Nous pouvons vous proposer des Michelin compatibles. Ils seront un peu moins performants sur circuit, mais tout à fait adap… »

Isidore faillit lui rire au nez. Il se retint au dernier moment : se mettre à dos une personne susceptible de le délivrer de la prison campagnarde était contre-productif.

« Pouvez-vous les commander ? coupa le futur client.

— Euh, oui, si vous voulez… Je vous demanderais un numéro de carte de crédit en garantie, pour une caution de…

— Aucun problème. Je ferai même un virement d'arrhes à la commande, si vous préférez. Combien de temps pour la livraison ?

— Euh, trois-quatre jours, je pense, tout dépend de…

— Votre prix pour les deux articles, pour une livraison dans la journée de mercredi ? »

Le garagiste regarda son catalogue et annonça un montant, commission pour l'urgence comprise, qui aurait semblé insensé pour une personne normalement constituée, et que l’avocat trouva très raisonnable. Cependant, bon négociateur, il demanda un moment – afin, expliqua-t-il, de vérifier les offres des autres garages. Fébrile, le vendeur proposa d'inclure la livraison et le montage des pneus à domicile, ainsi qu'un nettoyage à la main de l’intérieur de la voiture.

« J’ai eu un… désaccord avec une poule tantôt. Un siège est légèrement rayé et sali. J’ai essuyé tout de suite avec une lingette pour bébé, mais la tache est toujours un peu visible. Offrez-vous le traitement du cuir dans ce prix ?

— Nous ferons le maximum, Monsieur, répondit-on sans s’étonner ni de la mention de la poule, ni de cette histoire de lingette. Si un détachage plus conséquent est nécessaire, nous établirons un devis. Je suis vraiment désolé, j’espère que vous comprendrez que…

— Je comprends. C’est d’accord si vous vous engagez pour mercredi.

— Nous ferons vraiment tout notre possible, Monsieur, mais il se pourrait que jeudi dans la matinée…

— Livraison mercredi 19h au plus tard. Sinon, je récupère votre commission.

— Entendu, Monsieur. »

Après avoir réglé les derniers points avec son interlocuteur, Isidore raccrocha sans saluer. Son taux horaire était trop élevé pour perdre du temps en bienséance dispensable. Comme il ne pouvait se permettre de travailler à moitié pendant deux jours, ses doigts rédigèrent aussitôt un ordre à son assistante : « Pls envoyer un laptop à cette adresse asap. »

Anglaise de nationalité par son père, Ashley Willowlief communiquait avec son patron dans un jargon chaotique bilingue. Efficace et bien payée, elle ne s'encombrait ni de tact, ni de la grammaire. La réponse qu’Isidore reçut quelques minutes après son message le satisfit : « shit, c koi ce coin paumé. Ok boss. I'm on it. »

Une pause s'imposait. Isidore parcourut le jardin, clope au bec. Il rencontra un nabot de volaille sans croupion. Un volatile, qu'on pourrait qualifier d'original, se promenait en gloussant devant son perron. Sa cigarette contenait-elle autre chose que du tabac ? La petite poule aux allures de caille gigantesque s'installa sur un tapis de feuilles mortes sur le gazon devant la voiture d'Isidore. Son croupion inexistant frémit, puis la volaille piaula bizarrement. L’humain recula de deux pas. Quand l’oiseau se mit à caqueter bruyamment, les yeux de l'avocat menacèrent de rouler dans leurs orbites. Il rassembla son courage et se réfugia dans sa maison. En claquant la porte, Isidore frissonna de terreur. Il n’était que neuf heures du matin.

NDA : si vous lisez les titres des trois derniers chapitres, sur un certain air, vous comprendrez la blague

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NDA : si vous lisez les titres des trois derniers chapitres, sur un certain air, vous comprendrez la blague. Toutes mes excuses.

PS : Vous pouvez retrouver un tout autre Ashley Willowlief dans ma dark fantasy La prunelle de vos yeux.

PPS : Traduction de l’échange entre Isidore et sa secrétaire :

« Pls envoyer un laptop à cette adresse asap. » = Je te prie de bien vouloir m'envoyer un ordinateur portable à cette adresse le plus vite possible.

« shit, c koi ce coin paumé. Ok boss. I’m on it. » = Diantre, qu’est-ce donc que cet endroit loin de tout ? Bien entendu, Patron (adoré). Je m’en occupe.

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