1 - Maître Dumont, dans sa voiture installé, tenait en ses mains un volant

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1 - Maître Dumont, dans sa voiture installé, tenait en ses mains un volant.

Lancée sur l’autoroute A6, une Lamborghini d'un rouge insolent quittait la capitale française pour la région bourguignonne. Dans la décapotable écarlate, Isidore Cédric Marie Dumont finit sa cigarette avec une dernière aspiration nerveuse et balança le mégot d'une pichenette hors du véhicule, en dépit de toutes les campagnes de prévention contre la pollution. Avocat de son état, Maître Dumont respectait cependant le Code de la route. Presque. Dans sa voiture de sport, il se traînait sur la voie de gauche, à cent-quarante kilomètres par heure, pour parcourir les quelques trois-cents bornes qui le séparaient de sa destination, une petite bourgade en banlieue de Dijon.

Habitué au week-end dans sa maison secondaire, située en bord de mer sur la côte normande, ce grand brun élégant ne se rendait pas de gaité de cœur à la propriété dont il avait récemment hérité. Outre le fait qu'un legs suivait un décès dans une famille, une autre mauvaise nouvelle touchait particulièrement Isidore : la maison était à la campagne. Depuis qu'il s’était définitivement installé à Paris, seul, à l’âge de vingt-deux ans, il évitait le plus possible la province verdoyante. 

De nombreux citadins fantasmaient à propos de verdure, de calme et d'air pur, quand ils se tenaient sur leur balcon de poche, se retrouvant coincés entre les travaux de voirie, les voisins récalcitrants et les fritures du fast-food à cinq mètres de leur salon. Pas Isidore. La colorimétrie de la chlorophylle le laissait perplexe, son caractère le poussant à préférer le rouge. L’absence de bruit était une chose positive, mais ayant vécu toute son enfance dans une petite ville de province entourée de pâturages, il savait que les Parisiens, dont il faisait à présent fièrement partie, se mettaient le doigt dans l'œil. Jusqu’à l’omoplate. Entre le coq du voisin, le mouton de l’exploitation d'en face et les vaches réclamant la traite à l'aurore, le calme des vraies campagnes était tout relatif.

Surtout, le point le plus problématique expliquant les réticences d'Isidore était que la campagne lui donnait des boutons. Les gens pouvaient rire lorsqu'il le disait, sans comprendre qu'il ne s’agissait pas d'une expression ni d'une exagération. Au bout de trois jours dans un endroit verdoyant, a fortiori sa région natale, son torse et son dos se couvraient d'un eczéma presque aussi voyant que la carrosserie de sa voiture. À chacune de ses crises, les médecins, perplexes, lui avaient prescrit des crèmes hydratantes et de la cortisone. Après moults examens qui avaient écarté les allergies les plus probables, le corps médical avait avancé le stress comme cause des étranges manifestations cutanées dont souffrait Isidore lorsque le hasard ou le travail le gardait au vert pendant plus de trois jours.

Pour les dermatologues, il était donc stressé, pour une raison ou une autre, en milieu rural. Pour les psychiatres consultés ensuite, son stress provenait peut-être d'un traumatisme. Pour le patient, c’était égal : soit la campagne le stressait, soit elle le traumatisait, soit elle lui filait des boutons, voire les trois. Moins il s'en approchait, mieux il se portait. D’où sa préférence pour la mer. Et pour le rouge aussi, peut-être.

Avec son train de vie, il aurait pu renoncer à l’héritage sans même sourciller, ou il aurait pu mandater un agent pour s’occuper de l’estimation avant la revente. Il aurait pu mener cette affaire comme il menait habituellement ses dossiers : de façon efficace, ceint d'un costume taillé sur mesure, un téléphone à la main. Il aurait pu. Et pourtant, en cette matinée de mai 2015, sa voiture s’engagea sur une départementale avant la sortie indiquant Dijon, roula un certain temps, puis s’arrêta devant la bâtisse héritée de sa tante Lilibel, là où elle avait résidé seule toute sa vie, à quelques dizaines de kilomètres de la ville où lui-même était né, trente-cinq ans auparavant.

La maison était toute en longueur, avec une façade décorée de pierres de taille, d'un brun ocre tellement harmonisé aux tuiles du toit que c'en était navrant. Elle détonnait un peu dans le village, tout comme la voiture de sport à la couleur voyante garée juste devant. En sortant du véhicule, Isidore se remémora quelques vagues souvenirs de journées dans son enfance, passées à lire ou assembler des puzzles, allongé sur le tapis du salon ; puis des heures pénibles dans son adolescence, quand il s'asseyait droit comme un i dans un fauteuil, en essayant de communiquer avec une personne qui était persuadée de détenir la seule et unique vérité.

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