La tour - 2 -

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En échappant à la morsure de l'épée, Dérycée parvint à basculer sur le côté, dans le trou qui ouvrait sur l'étage inférieur. Malgré sa tentative pour se retenir au bord, elle atterrit rudement au milieu d'un tas de décombres et roula au bas des gravats. Une douleur fulgurante lui coupa la respiration. Cheville, genou et hanche meurtris, le souffle coupé par une pointe horrible entre les côtes, elle passa la main sur son visage et la retira rouge de sang. Impossible de se relever, ses jambes ne voulaient plus la porter. Maden passa la tête par l'ouverture, quatre mètres plus haut. Dérycée craignit qu'il ne sautât à son tour, mais il n'était pas très athlétique. Aiguillonnée par sa volonté de lui échapper, elle parvint à ramper jusqu'à un balcon effondré. Une grande ogive ouvrait sur le vide, offrant à perte de vue un panorama vertigineux sur la ville. Elle pouvait entendre l'écho des pas du félaud qui dévalait les marches du colimaçon de pierre. Avec la brise légère qui caressait son visage à travers l'ouverture, une idée lui vint. De tous ses amis élémentaires, le vent avait toujours répondu présent à ses appels, aussi chantonna-t-elle une complainte pour implorer son aide. L'air se mit à frémir autour d'elle.

— Arrête ! cria Maden en entrant dans la pièce. Pas de magie élémentaire ici !

Dérycée se retourna comme elle put, traversée d'élancements des jambes à la tête. Déjà, une bourrasque s'engouffrait dans la pièce en hurlant un chant de tempête. Le félaud se protégea de la poussière soulevée par le tourbillon enragé, puis recula vers l'escalier, incapable de résister à la puissance formidable déchaînée contre lui.

— Arrête ça, Dérycée ! Ils vont flairer la magie ! Noooon !

Son cri se perdit en écho le long de la spirale de pierre qui s'enroulait dans les entrailles de la tour. Agrippée au sol, sa cape ruant comme un cheval fou, la changeline enfouit son visage dans son bras jusqu'à ce que l'élémentaire eut fini de tournoyer en hurlant dans la pièce. Quand le calme fut revenu, elle releva le menton, couverte d'une pellicule de poussière et de débris. Au loin, des jappements étranges retentissaient dans les ruelles de la ville. En tendant l'oreille, les aboiements lui apparurent comme une forme de langage inconnu. Un bruit dans les gravats la fit sursauter. D'un pas timide, Yourg avança au milieu de la pièce et s'agenouilla à ses côtés.

— Il ne faut pas en vouloir à Maden. Il sait ce qui attend ceux qui sont capturés par les fomoïres. Il ne veut pas revivre ça.

Avisant les blessures de Dérycée, il se pencha sur sa jambe.

— Tu ne pourras pas t'échapper dans cet état. Ils vont te prendre. Je peux soulager ta jambe, fit-il en relevant le tissu pour découvrir l'étendue des dégâts.

Dérycée acquiesça, elle accepterait n'importe quoi pourvu qu'on la libère de cette souffrance insupportable. Chaque phrase lui coûtait. La douleur l'empêchait de respirer correctement. Le lutin baissa les yeux.

— Tout ça c'est de ma faute, j'aurais dû t'empêcher de venir jusqu'ici.

Il posa une main sur la cheville de la jeune fille et se mit à murmurer des incantations.

— Maden a dit qu'ils flairaient la magie. Il parlait des fomoïres ?

— Oui. Ils arrivent.

— Alors va-t'en. Laisse-moi seule, sauve-toi.

Il poursuivit son enchantement, appliquant une chaleur douce sur la blessure. Dérycée sentit la douleur refluer, une sensation si agréable qu'elle en eut les larmes aux yeux. Une série de jappements résonna en contrebas.

— Yourg, ton sortilège va les attirer ici. Fuis, maintenant.

— Ils ne repèrent pas la magie blanche. Aucune magie curative, de manière générale.

Le lutin passa la main sur la jambe de la jeune fille, fit des allers-retours rapides, comme s'il chassait des mouches, puis ferma le poing sur une créature invisible. Il souffla sur ses doigts serrés et ouvrit la paume.

— Cheville et genou, ça tiendra... si vous ne forcez pas dessus, souffla-t-il, épuisé.

Dérycée poussa un soupir de soulagement.

— Merci, Yourg. Tu ne peux pas savoir à quel point ça fait du bien.

Il se redressa.

— Je n'ai pas le temps pour les côtes et les autres contusions, fit-il en soulevant délicatement le poignet violacé de la jeune fille. Si vous avez du sang de fée, alors vous possédez des dons auxquels vous devrez faire appel pour soigner vos blessures. Il faudra les chercher en vous. Ils existent.

Il l'aida à se relever.

— Je vais vous aider à descendre.

— Si tu fais ça, ils te captureront. Je ne veux pas porter cette responsabilité. Mon destin est d'aller là-bas. Pas toi.

Le lutin lui adressa un sourire triste.

— Il faut beaucoup de courage et de détermination pour aller là-bas. Je vous admire, jeune fille. J'aimerais vous accompagner, mais je ne m'en sens pas capable.

— Ce n'est pas nécessaire. Merci pour tout, Yourg.

De la main, elle lui fit signe de déguerpir. Il recula et ajouta :

— Surtout, Dérycée, cachez vos pouvoirs. Ne montrez jamais aux fomoïres que vous avez du sang de fée. Ils vous priveraient de vos capacités magiques. Si vous voulez un jour ressortir des Cours des Poussières, gardez vos atouts secrets.

Le lutin tourna les talons et disparut dans l'escalier. Dérycée en ressentit un profond soulagement. Elle ne voulait plus être à l'origine des souffrances des autres.

Malgré ses côtes cassées, elle parvint à s'asseoir pour masser ses jambes ankylosées. En cet instant de tourment, elle regretta amèrement de n'avoir pas été assidue aux leçons de magie médicinale de Morwan. L'effet du sortilège de Yourg était aussi impressionnant que précieux. Voilà une des premières choses qu'elle tenterait de maîtriser, dès son retour à Trolly-Breuil.

Coupant court à ses réflexions, une silhouette s'encadra dans l'ouverture qui donnait sur l'escalier. De taille moyenne, le dos voûté, un visage de chien aux yeux noirs, la créature sautilla parmi les décombres, le museau tendu vers la blessée. Il portait une armure de cuir clouté, étrangement décorée de signes biscornus. Une courte épée et un fouet pendaient à sa ceinture. Il renifla et approcha avec circonspection.

— Fée ? aboya-t-il.

Dérycée leva les mains en signe de soumission.

— Je ne suis pas une fée, juste une enfant des hommes !

D'autres fomoïres pénétrèrent dans la pièce, grognant et se bousculant.

— C'est toi qui as appelé les vents ? Si tu n'es pas une fée, alors tu es une magicienne !

Il l'attrapa par le bras et la souleva en lui arrachant un cri de douleur.

— Pas de questions, gronda un fomoïre en écartant les autres, c'est le plaisir de Rog'n. Un beau cadeau. Bonne nourriture...

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant