Le choix de Gaurwelle - 1 -

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Ruz s'installa face au roi des fées. Le lutin se redressa et focalisa son attention sur le nouveau venu. Sirona accepta un fauteuil offert par une dryade.

— Ainsi, voici le fameux Ruz ! s'exclama Obéron avec un sourire ravi.

Qu'avait-il de si "fameux" ? s'interrogea Ruz. Hasardant un regard vers la déesse, il salua le roi avec déférence.

— Je suis surpris, fit-il. Quelqu'un vous a parlé de moi ?

— Talya, une fée qui semble t'apprécier. Elle ne tarit pas d'éloge au sujet d'un loup qui se change en homme, devenu lycanthrope en voulant sauver une pucelle sans défense des griffes d'un démon. Tellement romanesque. J'avais hâte de te rencontrer !

Ruz esquissa un sourire modeste, mais, intérieurement, il était déçu. La déesse avait sous-entendu qu'Obéron savait des choses le concernant. Or, il semblait tenir ses informations de Talya. Ruz n'avait rencontré la fée que deux fois, et de façon si fugace... il n'y aurait pas de révélations ce soir, comprit-il avec amertume.

— On m'a dit que tu avais eu maille à partir avec un monstre borgne. Je tenais à t'avertir : mes guetteurs ont repéré cette créature dans l'Entre Deux, hier.

Ruz plissa les yeux.

— Korem ?

— Je ne connais pas son nom, mais il n'avait pas une tête de porte-bonheur.

Ruz acquiesça, troublé. Que venait faire Korem ici ? Était-il obstiné au point de le pourchasser jusqu'en enfer ? Ou avait-il un lien avec l'Annwyn ?

— Talya était très proche de ma dernière fille, la princesse Nimu, reprit le roi. Elle pense qu'il lui est arrivé un grand malheur en s'aventurant trop près des hommes. Talya a reconnu en toi l'essence de la magie de ma fille. C'est aussi pour cette raison qu'elle t'a aidé.

Ruz inclina la tête sur le côté en signe d'incompréhension.

— L'essence de la magie de Nimu ? Vous voulez parler du sortilège qu'elle a lancé pour nous lier ?

— On pourrait résumer la chose ainsi.

— Elle m'en a délié, avoua Ruz. Mais, je sais où se trouve Nim.

Le roi plissa les yeux avec un sourire chaleureux.

— Oui. Nous savons où elle est. Mais aucun des meilleurs guerriers que j'ai envoyés n'est revenu. Car, là où Nimu est enfermée, seuls les fomoïres peuvent survivre.

Ruz eut un frisson en pensant à Dérycée et sa quête insensée. Il tourna son regard vers Sirona, qui l'observait avec attention. Pouvait-il avouer au roi des fées qu'il savait comment pénétrer dans la Cour des Poussières ? L'œillade de la déesse refroidit ses ardeurs. Obéron perçut son hésitation.

— Un jour, peut-être, un preux affrontera-t-il les affres des Cours Sombres et me ramènera ma dernière fille ?

Ruz hocha le menton.

— Je vous le souhaite, seigneur.

Il prit congé et se mit en quête de Gaurwelle, sans succès. Sirona le rattrapa et l'entraîna vers une rotonde de bois sculpté. L'intérieur regorgeait de coussins et de plateaux garnis de victuailles. Captif du charme de la déesse, il s'abandonna à la volupté de l'instant, oubliant jusqu'à ses amis et ses inquiétudes.

Une pâle lueur, accompagnée d'une subtile modification de la température de l'air, annonça la naissance d'une nouvelle journée dans l'Entre Deux. La bouche pâteuse et l'esprit cotonneux, Ruz fut tiré du sommeil par une secousse.

— Tu as bu de l'alcool, fit la voix grave de Gaurwelle. Cette déesse lunaire t'a dévoyé.

Ruz cligna des paupières et se frotta le visage.

— De l'alcool ?

La tête lui tournait. Il avait l'estomac dans les talons et ne se souvenait de rien. Lui qui n'avait jamais été malade comprit soudain pourquoi, certains jours, les humains semblaient si faibles et proches de la mort, pour ensuite se trouver de nouveau en pleine forme, comme s'ils avaient frôlé la catastrophe pour mieux s'en relever. Néanmoins, de ce qu'il en savait, certains ne s'en relevaient pas. Se pourrait-il que son organisme, sous sa forme d'homme, soit lui aussi sujet à ces vicissitudes effrayantes ?

— Je me sens mal, Gaurwelle... Je crois que c'est ça que les humains appellent être malade.

L'androlouve s'agenouilla dans les coussins en face de lui.

— Aucun organisme ne résiste à l'alcool, un poison offert par les dieux pour maintenir les hommes en servitude. Je ne sais pas à quel étrange dessein Sirona te dédie, mais elle t'a privé de ton libre arbitre, d'une manière ou d'une autre. Tu as toujours été frivole et indiscipliné, Ruz, mais tu ne peux pas abandonner tes rêves comme ça.

Ruz se redressa. D'un regard circulaire, il s'assura que personne ne les épiait.

— Quels rêves ? Ai-je été autre chose qu'un esclave depuis que je suis né ?

Gaurwelle croisa les bras sous sa poitrine.

— Je ne sais pas, mais tu avais une volonté pour guider tes pas. Le Ruz que je connaissais n'hésitait pas à défier ses supérieurs pour suivre sa propre voie. Aujourd'hui, tu as tout abandonné à la paresse et à la luxure.

— C'était le prix de notre survie.

— Je n'ai pas l'impression qu'il t'en coûte tant que ça !

Avant qu'il ait pu réagir, elle ajouta :

— Je vais partir, Ruz. Per m'accompagne. Nous allons retrouver la petite changeline. Ensuite, nous retournerons à la surface du monde. De notre monde.

— Tu ne pourras pas. Personne ne revient des Cours Sombres.

— C'est ce qu'on dit. Au moins, j'aurai essayé, fit-elle avec un sourire farouche.

Ruz leva la main, exhibant l'anneau de jaspe qui ceignait son annulaire.

— Je suis lié à la déesse, désormais.

Gaurwelle posa sa paume contre la sienne, ses yeux d'un vert plus pur que celui de la pierre précieuse brillèrent d'une lueur ardente.

— Pardonne-moi Ruz, murmura-t-elle.

L'androloup fronça les sourcils, tandis que la jeune femme faisait glisser ses doigts le long de sa main pour le saisir au poignet avec une force insoupçonnable, immobilisant son bras. Son visage muta à une vitesse impensable, dénotant d'une maîtrise complète de l'art de la métamorphose. Ses crocs jaillirent d'un museau allongé et, alors que la transformation n'était même pas terminée, elle referma ses mâchoires sur les doigts de Ruz. Le jeune homme poussa un hurlement de douleur et tenta de retirer sa main. Inflexible, l'androlouve broya ses phalanges d'une morsure impitoyable. Arrachant son bras à la gueule de Gaurwelle, Ruz aspergea le visage de la louve d'un jet de sang sombre. Son cri de douleur déchira le silence de l'aube. Gaurwelle se redressa vivement, mi-femme mi-louve, la gueule fermée sur les phalanges sectionnées. Le sang maculait sa poitrine et son ventre, collant le tissu bleu soyeux à sa peau. Elle attrapa les pans de sa tunique et, d'un geste ample, la fit passer par-dessus ses épaules, avant de la jeter dans les coussins. Crachant trois doigts sanglants, elle ne conserva que l'anneau de jaspe, coincé entre ses crocs. Alors, elle acheva sa transformation en louve et, d'un bond, fila hors de la rotonde, abandonnant Ruz à sa blessure, replié sur sa main meurtrie.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant