Sirona entra dans la chambre à pas feutrés. Ruz avait le regard perdu au-delà des jardins.
— La louve n'a guère été loin. Pensait-elle sérieusement m'échapper, dans mon domaine ? Rappelle-toi, Ruz : je vois tout !
— J'aimerais lui parler, fit-il, pensif.
— C'est naturel, après ce qu'elle t'a fait, ironisa la déesse. Incroyable ce que les femmes peuvent accomplir par jalousie.
— Et l'anneau ?
— Je suppose qu'elle l'a avalé. Ce faisant, elle a choisi la façon dont je la mettrai à mort.
Ruz baissa les yeux. On ne discutait pas avec une déesse. Il leva sa main bandée devant ses yeux. Il avait régénéré ses phalanges, mais l'annulaire demeurait atrophié, comme si le sortilège de l'anneau avait ruiné sa capacité à relier les fils brisés de son corps. Sirona posa une main sur son avant-bras.
— Quand j'aurai ouvert le ventre de cette catin et récupéré l'anneau, je te rendrai ton doigt.
Ruz eut un frisson. Sirona lui caressa la joue.
— Viens.
Elle le conduisit à travers les jardins, derrière le palais, jusqu'à la limite de la falaise. Là, à la pointe d'une corniche, un belvédère avançait au-dessus du vide, protégé par un garde-corps d'onyx luisant. Un petit escalier taillé à même la roche plongeait sous la terrasse, longeant la paroi abrupte sur quelques mètres avant de déboucher sur une plateforme étroite balayée par les vents. Un renfoncement de quelques pas creusait la pierre et, fermé de barreaux, servait de prison pour les indésirables. Attiré par la perspective monumentale qui se déployait au-delà de la plateforme, Ruz s'abîma dans la contemplation de ce paysage vertigineux. À perte de vue, une chaîne de montagnes encadrait un haut plateau aride, uniformément gris et poussiéreux. Au loin, il reconnut la déchirure qui serpentait dans la plaine et, la suivant du regard, découvrit l'ombre lointaine d'une cité endormie, probablement celle qu'il avait aperçue dans le reflet du miroir de lune.
— L'Annwyn, déclara Sirona. Mon domaine est situé à l'exacte jonction entre l'Annwyn et l'Entre Deux. De l'autre côté des montagnes se trouvent les terres des fées et le Sidhe d'Obéron.
Les bourrasques de vent changeaient sa chevelure en un oriflamme argenté. Ruz avait espéré que la déesse le laisserait seul avec Gaurwelle, ce qui ne semblait pas dans ses projets. Alors, il se tourna vers la caverne, dont la gueule barrée de dents de fer s'ouvrait dans le flanc de la falaise. Allongée dans la pénombre de cette geôle venteuse, la louve patientait. Elle lui adressa un regard sans émotion. Ruz posa sa main blessée contre un des barreaux et hésita. Des sentiments contradictoires se disputaient son âme.
— Tu n'avais rien à lui dire ? interrogea Sirona, curieuse.
Il secoua la tête et se détourna. Il aurait voulu avouer à l'androlouve qu'il avait compris son geste, lui offrir au moins le pardon qu'elle avait sollicité. Mais les mots refusèrent de franchir ses lèvres. La déesse esquissa un sourire et s'engagea dans l'escalier. Il lui emboita le pas, la gorge nouée. Tout en remontant les marches de pierre, son esprit tournait en boucle autour des derniers événements.
— Viens, ordonna Sirona, Obéron et sa suite vont repartir pour le Sidhe. Je suppose que tu souhaites saluer ton ami Per avant son départ ?
L'idée d'une nouvelle séparation avec son ami contribua à ruiner le peu d'entrain qui lui restait. Une profonde lassitude l'envahit. Sirona ne voulait pas d'un ancien serviteur d'Ogmios sur son domaine. Tandis qu'elle l'entraînait vers le palais, il repensa à la formule de Per : "je peux retrouver ma forme de licorne, ça marche encore". Suivant le fil de ses pensées, Ruz se demanda comment, ou pourquoi, Per s'était changé en cheval, plutôt qu'en homme. Avait-il seulement pensé à cet animal ? Ou fallait-il une autre alchimie, dont le secret échappait aux autres androloups ? Cette erreur de connexion ouvrait-elle vers d'autres possibilités de métamorphose ? En passant devant la volière du palais, Ruz s'arrêta et demeura songeur. Des oiseaux multicolores s'ébattaient dans l'espace restreint de leur cage.
— Ce sont des oiseaux de l'Annwyn, commenta Sirona. Viens, les fées nous attendent.
Ruz trouva Per assis au bord d'une fontaine. Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et restèrent embrassés, comme pour graver dans leur chair ce lien que le destin s'apprêtait à rompre de nouveau. Après un moment, Ruz entraîna son ami à l'écart.
— Tu as vu Gaurwelle ? demanda Per, inquiet.
— Oui.
— Elle va bien ? Ils vont la tuer, n'est-ce pas ?
— Oui.
Per baissa les yeux, puis attrapa Ruz par les épaules.
— On va la libérer. Je vais t'aider.
Ruz secoua la tête.
— Per, j'ai besoin que tu m'expliques comment tu as fait pour te transformer en cheval.
— Tu veux le faire ?
— Peut-être...
Per hésita.
— En vérité, je ne sais pas. Ça m'est venu tout seul. Je pensais à un personnage que je prenais comme modèle, représenté par une mosaïque sur un des murs de la villa de Nandreval. Je caressais l'image du museau chaque fois que je passais à côté, pour mieux m'en imprégner.
— Le personnage... c'était un cavalier ? Un cavalier à la peau d'ébène ?
— Maintenant que tu le mentionnes, oui, l'homme avait la peau sombre et il était monté sur un cheval. Nandreval l'appelait le guerrier nubien. Je le trouvais fascinant.
— Et ton museau, tu le frottais aux pattes du cheval, car le cavalier était trop haut, n'est-ce pas ?
— Euh... eh bien, probablement.
Ruz attrapa son ami et le serra fort dans ses bras.
— Ruz, murmura Per. Cette déesse t'a métamorphosé, mais pas en bien. Gaurwelle l'avait senti.
— Je sais.
— Ne m'abandonne pas. Je ne veux pas vivre chez les fées. Je veux retourner dans notre forêt.
— Si je peux, je viendrai te retrouver à la cour d'Obéron.
Il lui agrippa le bras, les yeux embués.
— Je n'ai plus aucune certitude, ajouta-t-il.
— On aurait dû remonter, pendant qu'on le pouvait encore. Gaurwelle était de loin la plus courageuse, mais elle va le payer de sa vie. Tu as l'oreille de la déesse. Tu dois parvenir à la convaincre ! Gaurwelle croyait en toi, ne l'abandonne pas !
Ruz hocha lentement le menton. Per lui lâcha le bras et le serra une dernière fois. Une cloche tinta non loin, battant le rappel des retardataires avant le départ de la caravane d'Obéron.
— Je t'attendrai au Sidhe, gronda Per. Mais, si tu ne viens pas, c'est moi qui viendrai te chercher !
Le coeur lourd, Ruz le laissa s'éloigner vers un attroupement de fées, de cheveaux et de chariots. L'idée de fuir avec Per, dissimulé au milieu des bagages, lui traversa l'esprit. Sirona le rattraperait-il, comme elle avait débusqué Gaurwelle avant qu'elle n'échappe à son domaine ? Comme il y songeait, son regard croisa celui de la déesse. Hiératique et lumineuse, entourée de fées empressées et papillonnantes, elle l'observait, l'air intriguée. Ruz détourna les yeux. Une hypothèse agitait ses méninges. Si tentante qu'un frisson lui parcourut l'échine. Le moment était venu de prendre ses responsabilités.
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Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des Poussières
FantasyAprès avoir découvert que son père n'est peut-être pas le magicien Morwan, la demi-fée Dérycée part à la recherche de ses origines à travers les Montagnes Noires. Elle va à nouveau croiser la route de Ruz, l'androloup qui a perdu le contrôle de ses...