L'Entre-deux - 1 -

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La forme sombre de la galère fut happée par la brume. Dérycée frissonna sous la morsure d'une brise glaciale. Elle retira ses bottes et releva ses braies.

— Qu'est-ce que tu fais ? interrogea Ruz.

— Je vais suivre cette galère.

À sa grande surprise, l'eau était tiède, presque moelleuse, le fond doux, visqueux comme de la vase, et particulièrement glissant.

Tu es folle, grogna Gaurwelle. Tu ne sais pas ce qu'il y a là-dedans. Tu ne sais pas quelle distance il te faudra parcourir.

Elle hésita. La louve avait raison. Le brouillard s'était refermé sur la poupe du navire, ne laissant qu'un lointain écho des rames battant la surface. Autour d'eux s'étalaient des marécages sans fin, coupés en deux par un chemin pavé de pierres luisantes.

— Il n'y a que cette route, mais les dieux seuls savent où elle mène, soupira la changeline.

Ruz flaira l'air avec dégoût.

— Au milieu de cette puanteur, impossible de pister correctement.

Il fit deux pas rapides vers une touffe de roseaux carmins et plongea sa patte au milieu des plantes. Avec un cri perçant, une étrange créature fouetta l'air de ses membres décharnés, secouée par le loup-garou qui l'extirpait de sa cachette en la soulevant par le cou comme on attrape un vulgaire poulet.

— Mais celui-ci pue encore plus que les immondices en décomposition qui flottent dans ce bourbier, grogna-t-il en secouant la créature.

— Lâche-moi, gros tapis de poils sans cervelle !

Cette petite chose de moins d'un mètre de haut ressemblait vaguement à un oiseau déplumé, aux ailes décharnées et brisées. Son visage de rongeur s'étirait derrière un long nez crochu qui pouvait faire penser à un museau garni de dents jaunes dispersées. Sa peau d'un brun sombre rappelait le cuir tanné, hormis son dos, couvert d'un duvet de plumes grises. Deux longues pattes osseuses à trois doigts, terminées par un ergot, lui conféraient un aspect disproportionné.

— Quelle horreur, murmura Dérycée.

Bien qu'il ne possédât aucune oreille apparente, le petit monstre darda ses prunelles rouges sur la jeune fille.

— C'est vrai qu'au rayon des monstruosités, ton copain occupe le devant de l'étal ! rétorqua-t-il en agrippant le bras de Ruz pour tenter de lui faire lâcher prise.

— Qu'est-ce que tu faisais caché dans les roseaux ? Tu nous épiais ? questionna le loup-garou en le secouant.

Repose-le, Ruz, gronda Gaurwelle. Il n'est pas dangereux.

Qu'en sais-tu ? répliqua-t-il dans la langue des loups.

— Vous avez raté le passeur, les interrompit la créature. Je peux vous aider à traverser, je connais un moyen. Mais lâchez-moi !

Dérycée sortit de l'eau et s'approcha vivement.

— As-tu vu un garçon ? Il est arrivé par l'escalier un peu avant nous.

Elle adressa un regard à Ruz pour lui demander de reposer sa prise. Il obtempéra à contrecoeur, libérant le petit être qui frictionna aussitôt son cou famélique.

— Un garçon ? Pas sûr. Une chose roule-boulée dans le filet d'un troll des marais, ça oui.

Dérycée tomba à genoux devant l'oiseau-rat.

— Dis-nous comment le rejoindre ! Vite, je t'en prie !

— Tiens donc ! Il y a quelques instants j'étais une horreur qu'on secoue comme un pommier, et maintenant il faudrait que je me montre serviable !

Ruz lui décocha une tape derrière la tête.

— On te demande pas ton avis, en fait, grogna-t-il. On peut te parler poliment, ou se montrer plus persuasifs.

Le monstre se massa le crâne.

— J'ai l'habitude de ces méthodes. Crois-tu que j'aie pu survivre ici sans m'en accommoder ?

Dérycée s'interposa.

— Tu as raison, nous avons manqué de courtoisie. Je m'appelle Dérycée. Lui, c'est Ruz. La louve, c'est Gaurwelle, et le cheval derrière elle, c'est Per.

— Drôle d'équipée pour pénétrer dans l'Entre-deux. Je suppose que vous allez au Sidhe ?

— Peu importe où nous allons, nous voulons retrouver notre ami.

L'oiseau-rat bomba le torse.

— Vous êtes chanceux alors ! Je suis le seul ici à pouvoir vous aider à rattraper la nef du passeur. Mais tout a un prix. Oh, rassurez-vous, le mien est modique !

Ruz avança au-dessus du petit être afin de le surplomber de toute sa masse.

— Très modique, j'espère.

— La valeur des choses est toujours relative. Je ne demanderai qu'un seul des deux anneaux en votre possession.

— Accordé, s'empressa de répondre le loup-garou, s'attirant un regard courroucé de la changeline. Inutile de débattre ou de négocier, s'excusa-t-il. D'abord Dolfi, ensuite cette créature pourra prendre mon anneau. Mais attention, ajouta-t-il en se penchant pour fixer le petit monstre droit dans les yeux : je te le donne, tu le prends, mais si tu n'arrives pas à le retirer de mon doigt, tu devras te contenter de le posséder à distance.

— Tu me prends pour un gobelin nain, fais voir ta patte.

Ruz leva le bras bien haut, comme s'il prenait de l'élan pour frapper.

— Bien bien bien ! On va dire comme ça alors. Mais attention : ce qui est à moi, j'en fais ce que je veux. Et je saurai récupérer mon dû, crois-moi. Ici tu es sur mon domaine...

J'espère que tu sais ce que tu fais, jappa Gaurwelle.

Cet avorton ne me fait pas peur.

Tu as tort de sous-estimer les créatures de l'Annwyn.

— Si ces messieurs dames veulent bien me suivre, grimaça la créature. Au fait, mon nom est Rog'n. Et c'est un plaisir de faire votre connaissance. Je suis sûr que nous tirerons tous mutuel profit de cette rencontre.

L'oiseau-rat s'élança sur la route pavée, son cou dodelinant au rythme des foulées de ses longues pattes aux articulations inversées.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant