Dérycée se laissa transporter au-delà de la porte sans opposer de résistance. Elle venait de connaître tant de bouleversements qu'elle ne trouvait plus la force de réfléchir. Douleur, fatigue et frayeur s'associaient pour paralyser son esprit.
Passé le seuil, elle découvrit avec étonnement une lande grise, plombée par un ciel tout aussi gris, si terne qu'il se mêlait à la terre en une perspective indistincte. Une brise tiède, chargée de parfums étranges et épicés, lui caressa le visage. Une route pavée traversait ce paysage en serpentant autour de squelettes d'arbres noirs, sculptures faméliques dont les branches se dressaient en une supplique atone. Au bout de la route, une cité en ruine dormait contre l'horizon, amoncellement de remparts effondrés et de monuments aux coupoles mortes survolées de sombres nuées. À moitié effacée derrière des langues de brume, une haute tour blanche veillait sur les débris de sa gloire éteinte.
— Où m'emmènes-tu ? hasarda la jeune fille, espérant que la créature pouvait comprendre et communiquer.
Mais elle n'obtint aucune réponse. Ses paroles s'envolèrent, happées par le vent, étouffées sous une atmosphère lourde qui absorbait même le choc des pas du monstre sur le sol. Au-delà de la ville fantôme, elle distingua une cicatrice sombre qui entaillait le paysage. Un creux, peut-être un ravin. La soif la taraudait, si bien qu'elle se mit à rêver d'une source d'eau fraîche.
— J'ai soif. Je meurs de soif. Tu m'entends ?
Bien sûr, la créature ignora la remarque et accéléra le pas, secouant la jeune fille dans tous les sens. Aiguillonné par sa souffrance, l'esprit combatif de la changeline se réveilla. Elle n'avait quand même pas fait tout ce chemin, perdu ses amis, couru autant de risques, pour se faire tuer par une espèce d'ogre sans cervelle. Avisant une racine qui dépassait hors du sol quelques mètres plus loin, elle ferma les yeux et siffla un petit sortilège féerique de communication avec les arbres, priant pour qu'il restât une once de vie au cœur du végétal torturé.
Le monstre dut percevoir la magie, car il s'arrêta aussitôt et souleva sa captive devant son mufle. Furieux, il poussa un vagissement chargé d'une haleine fétide et la jeta dans la poussière. Elle le vit lever son immense main, battoir prêt à l'écraser comme un vulgaire insecte, et s'immobiliser, les yeux écarquillés, une ligne sombre dégoulinant de son thorax à l'endroit d'où jaillissait une pointe tordue. Un claquement de bois sec accompagna le retrait de la racine, mais l'arbre ne se contenta pas de son premier estoc. Avec un sifflement strident, une branche balaya l'air et s'enroula autour d'un bras. La créature hurla, avant de recevoir un nouveau trait à travers l'abdomen. Puis ce fut un déchaînement de violence : racines et branches se mirent à flageller, lacérer, frapper en une noria de sifflements frénétiques. L'ogre se débattait en vociférant de rage et de douleur, arrachant et tirant tant qu'il pouvait.
Dérycée rampa en arrière, horrifiée par ce combat démentiel. Après quelques secondes de lutte désespérée, le monstre s'effondra au milieu d'une flaque de sang poisseux. Les racines le tirèrent alors jusqu'au tronc où, avec un insupportable bruit de succion, le cadavre se recroquevilla, desséché jusqu'au squelette, tandis que l'arbre se redressait en frissonnant.
Un claquement de langue derrière elle la fit sursauter.
— L'ogre des marais est une bête sale et brutale, moi non plus je ne peux supporter son odeur méphitique.
— Rog'n !
L'oiseau-rat la contemplait avec un air amusé.
— Vous avez essayé de me flouer, tes amis et toi ! J'ai rempli ma part du contrat, je vous ai fourni mon navire, aidé à traverser, et voilà comment vous me remerciez.
Dérycée se releva et, malgré sa répugnance, approcha du petit monstre.
— Rog'n, sais-tu où sont mes amis ?
— Si je le savais, je ne serais pas ici en train de vous chercher. Mais, ton anneau fera très bien l'affaire, en compensation de celui de l'homme-bête.
— Nous chercher ? Tu me prends pour une idiote ? Tu n'es pas monté avec nous dans ta satanée barcasse ! Comment comptais-tu te faire payer ? Sinon en ramassant nos corps noyés sur la rive !
L'oiseau-rat posa une patte sur sa poitrine avec un air contrit.
— Jeune fille, je n'aurais jamais échafaudé un plan dont les chances de succès étaient aussi faibles ! Le Léviathan n'aurait probablement laissé aucune miette de vos corps. Je m'attendais plutôt à vous recroiser à la Cour des Poussières, puisque c'est là que tu te rends, n'est-ce pas ?
Dérycée le força à reculer en le toisant avec aigreur.
— Tu n'es qu'un beau menteur. Ton discours est plein d'incohérences. Si tu t'attendais à nous retrouver à la Cour des Poussières, pourquoi penser que nous tentions de te flouer ? Et pourquoi avoir refusé de monter dans le bateau ?
— Parce que je déteste l'eau ! Savoir toutes ces choses qui glissent sous la surface, prêtes à vous avaler, non merci, trop peu pour moi.
— Si tu connaissais un autre chemin, pourquoi ne pas nous l'avoir indiqué ?
— Tu poses trop de questions, petite.
La jeune fille sentait la colère monter. La fatigue nerveuse l'empêchait de garder son calme.
— Par ta faute, j'ai perdu mes amis !
— Par ta faute, tu veux dire ! Trop pressée, incapable de prendre le temps de réfléchir, téméraire et irresponsable ! Voilà ce qu'il en coûte, ici, quand on agit à la légère.
La répartie de Rog'n estomaqua la jeune fille. Il disait vrai. Mais elle refusait encore de s'avouer vaincue. Elle ramassa un bâton, vestige de l'affrontement entre l'ogre et l'arbre-mort, et le menaça en levant la main.
— Tu nous as piégés ! Séparés pour mieux nous détrousser. Dis-moi où sont mes amis !
Rog'n recula.
— Voyons, Dérycée... Tu le sais très bien. Tu l'as dit toi-même. Ils sont m...
Le bâton s'abattit d'un coup, comme s'il avait pu empêcher la phrase du petit monstre de s'ancrer dans la réalité. Comme pour conjurer le sort et interdire aux mots de révéler les pires craintes de la jeune fille.
Sous le choc, la tête de l'oiseau-rat s'inclina à angle droit, désolidarisée de l'articulation du cou, affaissée sur ce qui lui tenait lieu d'épaule. Son corps dériva, porté par les derniers réflexes de ses pattes, fit quelques pas à droite et à gauche, avant de s'affaler.

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Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des Poussières
FantasyAprès avoir découvert que son père n'est peut-être pas le magicien Morwan, la demi-fée Dérycée part à la recherche de ses origines à travers les Montagnes Noires. Elle va à nouveau croiser la route de Ruz, l'androloup qui a perdu le contrôle de ses...