Le jeu de l'antimage - 1 -

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Morwan poussa la porte de la bibliothèque circulaire. La pièce était plongée dans la pénombre. Quelques rais argentés, tombés des lucarnes, nimbaient les rayonnages concaves d'un halo blanchâtre. Le jeune apprenti avança avec précaution, le regard à l'affût du moindre mouvement, malgré un œil gonflé et cerné de noir.

— Az ?

Aucune réponse.

Il longea un pan de bibliothèque dont les étagères grimpaient jusqu'au plafond, remplies de tubes bouchés à la cire ou de vélins attachés par des rubans.

— Azufel, montre-toi.

Une silhouette glissa dans la trame oblique d'un rayon de lune. La clarté révéla un visage long au front dégagé, aux traits émaciés et au regard brillant, enfoncé dans des orbites profondes.

— Tu es venu, constata l'adolescent, d'une voix au timbre cassé, râpeuse et nasillarde.

— Tu en doutais ?

— Après ce que tu m'as fait, tu es en droit de craindre des représailles de ma part, non ?

— Si j'avais ressenti la moindre crainte, penses-tu que je serais là ?

L'autre ricana et, enveloppé dans sa coule sombre, tel un fantôme, progressa le long d'un rayonnage diamétralement opposé à celui de Morwan.

— Ton œil gauche trahit ta propension à méjuger la réalité et à te bercer de l'illusion de ta supériorité. La peur est un mécanisme de défense parfois salutaire.

Morwan s'arrêta et s'adossa à un rang de grimoires reliés de cuir.

— Tu ne m'as pas envoyé cette invitation pour me faire juste un petit numéro de comédie grecque. Qu'est-ce que tu veux ? Je t'ai déjà présenté des excuses pour ton foulard magique.

Azufel se tourna vers son camarade. La largeur de la salle les séparait d'une dizaine de pas. Au centre, un lutrin exposait fièrement un manuscrit relié.

— Tes excuses sont aussi sincères que le repentir d'un porcher qui déguste un jambon. Au fond de toi, tu te réjouis de m'avoir ridiculisé. Tu m'as humilié aux yeux de tous. Tout ça pour briller devant ceux de Cornaline. Tu ne supportes pas qu'elle puisse s'intéresser à un autre que toi...

— Tu fantasmes. Cornaline... s'intéresser à toi ? Même sans ton comportement abject, tu n'aurais jamais eu la moindre chance d'attirer sa sympathie. Tu es incapable de comprendre le mal que tu fais.

Azufel pencha la tête sur le côté et bifurqua vers le centre de la pièce, en direction de Morwan.

— Je t'ai demandé de venir, non pour recevoir des excuses, dont je n'ai que faire, mais pour te montrer que je comprends bien ce que mal veut dire. Tu m'as infligé une douleur telle que tu ne peux pas, du moins pas encore, l'imaginer.

Morwan tiqua et passa une main dans sa ceinture pour caresser, dans un réflexe machinal de nervosité, la boucle de son ceinturon.

— Tu ne veux pas encore finir avec la lèvre fendue, j'espère ? répliqua-t-il. Qu'est-ce qu'il faut pour te calmer ?

Il claqua de la langue d'un air agacé, avant de poursuivre :

— Denez et Éon m'avaient mis en garde... Je commence à croire qu'ils avaient raison : tu ne changeras pas. Une leçon ne te suffit pas.

— Tu as prévenu tes petits copains cette fois ? C'est sage de ta part. Il aurait été plus avisé de les écouter.

Azufel sortit ses mains de ses manches et dressa devant lui une courte tige de métal cuivré. Morwan fronça les sourcils en apercevant la baguette.

— C'est le tube d'orichalque de maître Gereg ! Tu as perdu la raison ?

Azufel approcha du lutrin et tapota le manuscrit avec un air détaché.

— Oh, rassure-toi, je lui rendrai dès ma démonstration terminée !

Morwan s'avança, intrigué par la forme du livre sur lequel l'autre apprenti faisait jouer son artefact magique. Azufel capta son regard. Un sourire déforma son visage. Du bout de sa baguette, il ouvrit la couverture en cuir souple et lut, sans même regarder le texte :

— « Magie et Fomoïres – responsabilité du mage ». Quel titre pompeux. Seul un pédant pouvait avoir l'idée de rédiger un tel amphigouri.

Morwan se figea.

— Tu es surpris ? poursuivit Azufel. Tu pensais l'avoir suffisamment bien dissimulé ? Tu me prends vraiment pour un bovin. Cela me chagrine, mais ne m'étonne pas. Ta suffisance ruisselle. Tout ce travail à portée du feu de l'orichalque... C'est angoissant hein ?

— Azufel ! Si tu touches une seule de ces pages...

Sa fanfaronnade mourut dans sa gorge. Une langue de feu bleuté illumina la salle, fine ligne aveuglante, prolongement surnaturel de la baguette de métal.

— Je me suis permis de feuilleter. Ta théorie sur l'antimage est intéressante. Je suppose que tu l'as bâtie à partir de longues recherches dans cette damnée bibliothèque. Combien de temps ? Des mois ? Non... plutôt des années... n'est-ce pas ?

— Abîmer mon manuscrit ne tuera pas mon travail.

— Bien sûr que non. Il te fera juste retourner quelques années en arrière, à te fatiguer les yeux sur des bougies pour calligraphier tout ce galimatias, à éplucher à nouveau tous les opuscules pour noter les références.

Morwan poussa un grognement agacé.

— Si cette flamme touche mon livre, je te cloue au sommet de la coupole avec du vif argent.

À peine avait-il proféré sa menace que le métal de dizaines de pointes brilla dans sa main. Il n'avait même pas conscience d'avoir prononcé la moindre formule. Azufel dévoila l'ivoire d'un sourire réjoui.

— J'adore, fut son dernier mot avant d'embraser d'un coup le pupitre dans une gerbe verte et bleue.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant