Dérycée tomba à genoux, les mains sur la gorge, la bouche grande ouverte pour essayer d'avaler davantage d'air, la respiration sifflante et la poitrine soulevée par ses tentatives d'oxygénation. Elle étouffait, affolée par ce qu'elle venait de faire, paniquée par l'horrible irréalité qui l'arrachait à son monde, la plongeait dans cet univers cauchemardesque dont elle ne pouvait même plus distinguer le sens, ciel et terre confondus dans un aplat gris, perdus l'un dans l'autre.
Garde la tête sur les épaules, ne perds pas l'esprit. Tu n'as tué personne, tu as éliminé un nuisible, une vermine, un sale petit démon, et Ruz va revenir, avec Per et Gaurwelle, ils vont venir avec des gourdes d'eau bien fraîche, et nous allons remonter l'escalier, avec Dolfi, oui, avec Dolfi... Cet endroit n'est pas réel. Personne ne vit ici, c'est un rêve. Un mauvais rêve, ma mère ne peut pas être ici, ni mon père, personne ne vit ici, que des monstres et des démons... que des monstres et des démons.
Le corps de Rog'n s'agita. La tête toujours couchée sur le côté, les yeux clos, ses jambes se remirent en mouvement et il détala vers la ravine dont la trace croisait la route un peu plus loin. Dérycée resta éberluée en observant la créature qui courait en zigzags, jusqu'à ce que sa tête se redressât et poussât un rire aigu aux échos à glacer le sang. Puis il disparut dans un creux.
La jeune fille se releva péniblement, harassée et assoiffée. Après un tour d'horizon, son regard tomba sur les faubourgs effondrés dont les ruines tendaient leurs membres brisés dans sa direction. Appuyée sur son bâton, elle décida d'aller chercher refuge derrière les murs de cette antique cité. Son esprit tout entier n'était plus guidé que par un désir impérieux : boire. L'atmosphère de ce pays était si irritante, si sèche, qu'elle avait du mal à respirer.
Arrivée à quelques pas des premiers murets de pierre, un mouvement fugace attira son attention. De nouveau sur ses gardes, elle agrippa son bâton des deux mains et progressa avec précaution. Délaissant les bâtisses de la première couronne, dont les fenêtres ouvraient sur des puits de ténèbres angoissants, elle progressa le long d'une avenue pavée, encombrée de décombres de statues renversées, et s'enfonça dans la ville. Aucun bruit, pas même le souffle du vent, ne venait couvrir le crissement de ses pas dans les gravats. Au-dessus d'elle, l'œil d'un vitrail brisé l'observait en lui reprochant de troubler son sommeil éternel. Tous ces bâtiments, morts comme leurs occupants, semblaient lui murmurer de rebrousser chemin. Tapis au cœur de leur enceinte dormaient peut-être des secrets vieux comme le monde. Dérycée frissonna, priant pour ne réveiller aucune horreur assoupie depuis des éons.
Au détour d'une ruelle, elle déboucha sur une placette au centre de laquelle trônait un bassin décoré d'une fontaine sculptée. Le reflet d'une eau noire réveilla sa soif. Négligeant toute prudence, elle traversa l'esplanade et s'agenouilla au-dessus de la mare croupie. Un filet d'eau coulait de la vasque supérieure et s'épanchait en un goutte à goutte hypnotique au milieu d'un silence absolu. La jeune fille tendit la main pour cueillir la fine pluie d'eau tiède. Son esprit luttait : entre la raison qui lui dictait de ne pas avaler ce poison et son gosier desséché qui hurlait sa douleur. Elle ferma les yeux et chantonna une brève chanson pour interroger la fontaine. Aucune réponse. L'esprit de l'eau, ici, était enfui, ou muet. Cédant à la soif, elle approcha la main de ses lèvres, résolue et tremblante.
— Arrête, ordonna une voix dans son dos.
Un homme aux yeux de saphir, enturbanné de la tête aux pieds dans des voiles de tissu gris, l'observait depuis une arche à demi effondrée. Il tira des plis de ses vêtements une outre de cuir souple. À sa vue, Dérycée abandonna la fontaine et traversa la place.
— Je t'ai observée, dit-il en lui tendant la gourde. Tu es maligne et déterminée. Tu viens du Sidhe, n'est-ce pas ?
Dérycée secoua la tête et s'acharna sur le goulot. Reculant pour garder un œil sur l'inconnu, elle vida un peu d'eau dans sa paume.
— C'est de l'eau, ajouta l'homme. Tu peux boire.
Elle ne se fit pas prier. Jamais elle n'aurait imaginé se régaler autant d'une chose aussi simple. Sans être fraîche, l'eau lui parut le plus délicieux des nectars.
— Que fait une fée aussi loin de chez elle ?
Dérycée ne prit même pas la peine d'essuyer son menton.
— Je ne suis pas une fée.
— Oh, c'est encore plus surprenant !
Il jeta un regard circulaire autour d'eux et récupéra son outre.
— Viens, ne restons pas ici. Je connais un lieu à peu près à l'abri où nous pourrons causer.
VOUS LISEZ
Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des Poussières
FantasyAprès avoir découvert que son père n'est peut-être pas le magicien Morwan, la demi-fée Dérycée part à la recherche de ses origines à travers les Montagnes Noires. Elle va à nouveau croiser la route de Ruz, l'androloup qui a perdu le contrôle de ses...