Ruz baignait dans la lumière de cette femme au regard d'un bleu limpide, auréolée de la puissance des anciennes divinités. À peine libéré de l'emprise de la fée Nim, voilà qu'il devrait nouer à nouveau sa destinée à une puissance inconnue ? Il se sentit infime et misérable.
Ai-je le choix ?
L'estomac du Léviathan te tente ? Chasse tes doutes. Tu es inscrit au cœur du jeu cosmique, comme moi. Tu dois accepter de vivre dans l'Annwyn, car c'est de là que tu viens, et c'est là que tu dois être.
Je suis un serviteur d'Ogmios. Je suis attaché au monde des hommes. Vous voudriez m'empêcher d'y retourner ?
Tu te trompes. Ogmios n'a jamais été ton maître. Pourquoi retournerais-tu dans le monde des hommes ? Tu ne manqueras de rien ici. Et tu m'auras pour compagne. Tu ne seras pas perdant. Je t'ai suivi. Tu es un être d'exception, né pour m'accompagner.
Et si je désobéis ?
Lorsque mon œil s'ouvrira en grand dans le ciel, tu n'auras nulle part où te cacher. Je saurai te rappeler ton serment.
Ruz hésita.
Qui es-tu ?
Tu peux m'appeler Sirona, car c'est sous ce nom que tu me connais.
Déesse de la lune ! songea-t-il en s'aplatissant mentalement. Alors, Talya s'est jouée de moi ?
Tu oublies que c'est grâce à elle si le Léviathan n'est pas en train de te digérer. Les fées sont malicieuses, mais jamais mauvaises. En un sens, elle t'a forcé la main. Comme Nimu. Tu es né sous le signe des fées et elles gouvernent ton destin. Un destin partagé entre le Sidhe et la Cour des Poussières. Entre ombre et lumière.
Nimu... Tu parles de Nim ?
Je parle de la dernière fille du roi des fées. Celle qui fut perdue et que les félauds cherchent depuis des années. Mais toi, tu sais où elle se trouve, n'est-ce pas ?
L'eau coulait toujours mollement autour de lui, l'entrainant au ralenti vers le fond de la gorge insatiable du léviathan. La silhouette de Sirona se pencha au-dessus de son front. Sa main lui caressa le museau avant de l'envelopper de chaleur.
Oui, je sais où se trouve Nim, pensa-t-il.
Et Talya t'a chargé de la retrouver.
Elle ne m'en a rien dit !
C'était écrit. Tu n'avais pas à le savoir, tu y allais de toute façon. En quête de la fille, tu trouveras la mère. Va au bout de ton destin, Ruz. Nous sommes des poussières d'étoiles. Toi, moi, les démons de l'Autre Monde... Seul le chemin que nous prenons nous distingue.
Ai-je le choix de mon chemin ?
Tu peux t'abandonner au monstre du lac. Abandonner Dérycée à sa folie.
Non !
La voix de Sirona résonna dans son esprit :
Je sais que tu es prêt à souffrir pour sauver cette pucelle, mais le désir que tu as d'elle a été implanté en toi par sa mère.
En prononçant ces mots, la déesse venait de cristalliser un sentiment qui lui était jusqu'alors étranger. L'attrait que Dérycée exerçait sur lui demeurait aussi indéfinissable que puissant.
Cet amour n'a rien de rationnel. Je l'effacerai de ton âme, ajouta-t-elle.
À ces mots, Ruz ressentit un immense tourment, comme une peine insondable et accablante.
Et si je ne le souhaite pas ?
Cela fait partie du pacte.
J'ai l'impression de n'être qu'un pantin dans ton jeu cosmique !
Ce n'est pas mon jeu. Tu peux me considérer puissante, incroyablement âgée, mais je ne suis pas immortelle. Je disparaîtrai. Comme toi. Un an, dix ans, cent ans, un siècle, mille ans, un milliard d'années : un claquement de doigt que tout cela. Ce qui compte, c'est le sacrifice consenti pour résister à l'entropie et au néant. Combat perdu d'avance mais pourvoyeur de sens.
Tel était donc le marché ? Survivre et perdre ce qui comptait le plus pour lui, ou mourir et perdre tout. L'idée d'effacer de son être ce qui l'avait porté jusqu'alors déchirait son âme. Sans qu'il en eut conscience, Dérycée avait toujours guidé ses pas et donné un sens à son existence. Il l'aimait. Pouvait-on renoncer à cela ?
Tu ne perdras pas au change, fit la voix de la déesse. Un amour chassera l'autre. J'en implanterai un encore plus puissant dans ton esprit.
Non ! J'accepte d'être à toi, mais ne fais pas de moi ton esclave.
Il n'y a pas de négociation possible, furent les dernières paroles, redoutables, de Sirona.
L'eau se remit à glouglouter autour de Ruz. Le courant retrouva sa force, l'entraînant à nouveau vers le fond de la gorge du monstre lacustre. Il tournoya, plongeant dans le silence d'une nuit sans fin.
Ruz, ne laisse pas le désespoir te terrasser. Aie confiance en moi.
Il eut envie de répondre "plutôt mourir", mais il songea à Dérycée, à Per, à Gaurwelle. Même si la déesse le privait de son amour, il lui restait l'amitié et l'attachement. Pouvait-il les abandonner ? Courage, songea-t-il.
Je le savais, répondit Sirona, prenant son aveu pour un consentement tacite.
Pris dans son halo, il sentit son corps remonter le courant, franchir les crocs qui se refermaient, puis crever la surface. L'attirant vers elle, la déesse extirpa le loup-garou du lac, dégoulinant et secoué de quintes de toux. La gueule du Léviathan disparut dans un geyser, sombrant dans les flots juste en dessous.
Recouvrant ses sens, Ruz se laissa porter, s'élevant toujours plus haut dans la lueur de la lune. Sur le roc d'obsidienne émergé, il aperçut Per et Gaurwelle. Ses amis semblaient pétrifiés, leurs regards perdus à la surface du lac, cherchant celui qu'ils pensaient probablement dévoré. Ne le voyaient-ils donc pas ? Il tourna son visage vers la déesse, belle et aveuglante.
L'énergie de la lune glissa le long de ses membres. Il accepta le don de l'astre, le pouvoir promis par Talya. Sirona l'enleva dans son filet de lumière, comme dans un rêve, au-dessus de l'Autre Monde.
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Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des Poussières
FantasíaAprès avoir découvert que son père n'est peut-être pas le magicien Morwan, la demi-fée Dérycée part à la recherche de ses origines à travers les Montagnes Noires. Elle va à nouveau croiser la route de Ruz, l'androloup qui a perdu le contrôle de ses...