La Cour des Poussières - 1 -

88 18 0
                                    

Le calvaire de Dérycée commença avec la longue redescente dans le colimaçon de la tour d'Ys. Elle avait déjà trouvé cet escalier interminable lors de sa montée, mais elle était alors en pleine santé et pouvait respirer librement, ce qui n'était plus le cas. Chaque inspiration lui arrachait une pointe douloureuse et, malgré les soins de Yourg, ses jambes la portaient difficilement. Sa hanche l'élançait à chaque pas, risquant de flancher et de l'envoyer rouler dans les marches de pierre. Le fomoïre qui la talonnait, insensible aux gémissements de la jeune fille, n'hésitait pas à l'aiguillonner de la pointe de son glaive, ce qui risquait de la déséquilibrer davantage. Redoutant la lame dans son dos, elle descendait en s'appuyant au mur, malgré son bras, lui aussi, endolori. Intérieurement, elle maudissait Maden et sa veulerie cruelle. Sans lui, elle aurait pu rejoindre la troupe de fomoïres discrètement, en possession de tous ses moyens. Pour supporter sa souffrance et éviter de tomber, elle récita mentalement une prière aux vents qui l'avaient sauvée.

Après un effort épuisant, elle déboucha sur le parvis de la tour, entourée des fomoïres. Une petite troupe armée les attendait, dont plusieurs ogres aux profils démesurés. Une trentaine de prisonniers enchaînés patientaient, assis au milieu des gardes. Le cœur de la changeline bondit en reconnaissant Dolfi parmi eux. Il avait le teint cireux, les joues creusées et des cernes profondes. La gorge nouée, elle dut se retenir de crier son nom. Quand il l'aperçut, son regard papillonna avec un air stupéfait, comme s'il voyait un fantôme. Elle lui adressa un sourire auquel il répondit timidement, les lèvres tremblantes et les yeux brillants. Couverte de poussière, le visage maculé de sang, elle devait offrir un spectacle plutôt inquiétant.

Un fomoïre la poussa brutalement et elle s'effondra avec un cri de douleur. Dolfi bondit sur ses pieds mais, aussitôt, un ogre lui asséna une gifle si violente que le garçon tournoya avant de s'étaler au milieu des captifs.

Une fois la nouvelle prisonnière enchaînée, les fouets claquèrent et la troupe se remit en marche à travers les ruines d'Ys l'éternelle. Dolfi ne cessait de se retourner pour chercher son amie du regard, récoltant au passage un coup ou deux, selon la vigilance des créatures qui les entouraient. Ils franchirent maints éboulements, chaque escalade arrachant des souffrances et des larmes à la changeline, dont les côtes la mettaient au supplice. Après une effroyable randonnée au cœur de la ville morte, ils traversèrent le squelette d'une cathédrale et débouchèrent sur la plaie béante qui écartelait la cité. La faille, dont le fond disparaissait dans la brume, laissait échapper des fumerolles sulfureuses. Une étroite volée de marches, creusée grossièrement, s'enfonçait dans le néant. Le fomoïre qui menait le groupe aboya des ordres et la colonne s'engagea le long des degrés glissants. Les prisonniers étaient enchaînés par groupes de dix. Si un seul des captifs glissait, il entraînerait dans l'abîme l'ensemble de la chaîne à laquelle il était relié. Dérycée en eut un haut-le-cœur. Ses jambes tremblaient, poussées dans les limites de ce qu'elles pouvaient endurer. Elle était la dernière de sa chaîne. Juste devant elle, un vieillard à peine plus rassuré qu'elle, tentait de suivre le rythme donné par les premiers de cordée. Il glissa dès la cinquième marche et se rattrapa de justesse au mur. Voilà qui n'avait rien d'encourageant pour la suite de la descente. Mais le drame ne vint pas de lui. Sans qu'elle ait pu voir comment, un des prisonniers du milieu tomba dans le vide, entraînant celui qui le précédait et celui qui le suivait. De fil en aiguille, l'ensemble de la ligne glissa dans la faille, au milieu de hurlements de terreur. Dérycée pouvait voir les silhouettes arrachées les unes après les autres à l'escalier, remontant rapidement jusqu'à elle. Dans un réflexe de survie, elle se retourna pour agripper la patte de l'ogre qui la suivait. La créature poussa un grognement et, tandis que le vieillard devant elle était entraîné dans le vide à son tour, il saisit la chaîne et la brisa d'un coup de hache, libérant la changeline du lien fatal. Les cris de terreur des victimes s'éloignèrent dans le gouffre en une longue plainte effroyable, puis s'éteignirent. L'ogre releva Dérycée et la pressa sans ménagement. Un grand vide la séparait désormais de la chaîne précédente. Neuf personnes venaient de mourir sous ses yeux. Elle ne devait son salut qu'à sa position en bout de chaîne et au réflexe de l'ogre. Cet univers serait sans pitié, comprit-elle en reprenant son chemin, le cœur battant et le souffle haché. Ce drame allait avoir des répercussions directes sur la façon dont Dérycée aborderait désormais la suite de son existence, consciente que cet univers ne ferait aucune miséricorde, aucune pitié. Luttant pour maîtriser la douleur qui l'éperonnait de toutes parts, elle poursuivit sa descente. Trolly Breuil lui apparut comme un havre de paix lointain. Dès cet instant, elle décida qu'elle ferait tout pour y retourner, mais pas sans Dolfi.

Arrivée au bas de l'escalier, la troupe s'engagea sur un pont jeté en travers de l'abîme et gagna des barbacanes sculptées de visages hurlants. Une musique grave, lointaine, martelait de son écho les parois de la faille.

Ils franchirent une double porte de bois renforcée de fer et pénétrèrent dans une enceinte flanquée de tours de garde. La musique assourdie, dont Dérycée pouvait percevoir le rythme lent, lui parut plus proche. Une herse se souleva et ils arrivèrent dans une cour éclairée par une lueur fantomatique d'un violet délavé. Un petit être affublé d'une horrible tête de rat glabre posée sur deux hautes pattes d'oiseau, avec des bras presque squelettiques, avança vers eux en plissant les yeux. Son corps était si minuscule qu'il disparaissait sous son long museau tordu. Reconnaissant la créature, Dérycée ne put retenir une exclamation :

- Rog'n !

- Oh ! fit l'oiseau-rat avec une voix ridiculement aiguë et nasillarde, je vois que vous nous apportez quelque chose d'intéressant.

Il alla droit vers Dérycée avec un sourire qui exhibait ses petites dents jaunâtres.

- Bienvenue dans l'autre monde, jeune fille.

Il passa une griffe sur la joue de la changeline et la fit descendre avec délice le long de son cou, imprimant une striure rose sur la peau claire de la jeune fille.

- Bienvenue dans un monde de délices, ajouta-t-il avec un regard appréciateur.

Le fomoïre qui menait la troupe intervint :

- Elle prétend qu'elle n'est pas une fée. Mais nous l'avons capturée dans un secteur qui empestait la magie féerique. Une prise de choix pour notre maître.

- Certes, acquiesça Rog'n avec raideur.

Dérycée devina la tension qui régnait entre les hommes-chiens et l'oiseau-rat. Les chasseurs semblaient mépriser la petite créature, tout en lui étant inféodés. La mention du « Maître » avait refroidi les ardeurs de Rog'n, sans doute une façon pour le chef des fomoïres de le remettre à sa place. Passant une langue violacée et gluante sur ses babines, il ordonna :

- Menez les nouveaux aux salles de tri.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant