Le gouffre de pénitence - 2 -

10 4 0
                                    

Dérycée était pendue aux lèvres invisibles d'Éon. À travers son récit, ponctué de raclements de gorge, le mage lui délivrait une histoire de Trolly Breuil qu'elle n'aurait pas même imaginée. Comme beaucoup d'enfants, jamais l'idée de ne l'avait effleurée que tous ces mages, considérés comme vieux et sages, aient pu avoir une adolescence tumultueuse. À côté de leurs frasques, le duel provoqué par Corusco lui sembla finalement une peccadille insignifiante. En entendant le récit des bêtises que les apprentis de maître Gereg avaient accomplies, elle se sentit bien innocente. Malgré les ténèbres environnantes, Éon lui arracha maints éclats de rires. Même l'elfe noire se permit des réflexions sarcastiques.

— Oui ma belle, rétorquait de temps en temps Éon, en ce temps-là je savais comment m'attirer les bonnes faveurs des autres !

Priange grognait parfois que la vie dans le monde extérieur paraissait bien frivole. Mais cela ne détournait pas Éon de l'évocation de ses souvenirs d'enfance.

— Morwan était le plus beau, mais il était d'une maladresse et d'une timidité maladives. Azufel, lui, faisait bondir les cœurs. Sûr de lui, bagarreur, brûlé dès le plus jeune âge par les affres d'une société cruelle, il avait traversé une enfance douloureuse. C'était un dur, et ça plaisait aux filles.

— Tous ces mages ne sont finalement qu'une bande d'obsédés, grinça Nasha, l'elfe noire.

— Rien en comparaison des débauches des niveaux supérieurs de ce palais sordide, répliqua Éon. Chez nous, c'était des amourettes adolescentes, pas de la perversité en bande organisée.

— Moui, mais tu ne parles que de ça, à croire que vous n'appreniez la magie que pour séduire des petites dévergondées.

— Pour ma part, les filles ne m'intéressaient pas, précisa le mage. Mais, si je parle de nos histoires de fesses, c'est parce qu'elles sont au cœur du drame qui va pousser Azufel et Morwan à un affrontement fatal.

Dérycée intervint, excitée à l'idée des révélations à venir :

— Ils se sont battus pour Nim !

— Nim ? fit Éon. Non, c'était pour une jeune et belle magicienne nommée Cornaline.

Le sang reflua du visage de Dérycée. Ainsi, Paolig avait menti sur toute la ligne. Même pour ce qui était de la rivalité autour de sa mère. Éon poursuivait son récit, mais la changeline n'écoutait plus. Son esprit vagabondait. Son existence avait basculé sur la base d'une histoire totalement mensongère. Mais alors, si Paolig avait tout inventé, Nim était-elle réellement morte ? D'un coup, cette éventualité la tira de son apathie. Éon poursuivait son histoire, imperturbable :

— ... quand Azufel surprit Cornaline et Morwan au bord de l'étang, son côté sanguin prit le dessus. Physiquement, il était bien plus charpenté et aguerri que Morwan. Il lui administra une correction sous les yeux de la jeune fille, histoire de bien marquer son territoire. Pire erreur de sa vie. Cornaline parvint à le repousser en usant d'un sortilège d'ataraxie. Elle était douée, la petite. Mais le ver était dans le fruit. Plus tard, Morwan, blessé dans sa fierté, et pas mal amoché aussi, allait s'en prendre au trésor de son rival : le foulard de sa mère. Un vieux bout de chiffon à moitié brûlé auquel Azufel tenait comme à la prunelle de ses yeux.

— Mais, l'interrompit Dérycée, tout cela s'est passé quand ?

Éon marqua une pause.

— Une trentaine d'années, plus ou moins... Cornaline n'avait pas dix-sept ans et Morwan sans doute guère plus. C'était juste avant notre émancipation. Le moment où Gereg nous libérait de notre apprentissage pour nous envoyer voguer sur les flots de nos propres destinées.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant