𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟏

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Le clair de lune illuminait l'eau mouvante du lac Tangeum. L'air était frais, condensé par l'odeur fermentée des algues aquatiques et de l'écorce des arbres qui encerclaient l'étendue. Hoseok était assis à même le sol, sur des cailloux anthracite. Il contemplait l'astre majestueux qui se trouvait haut dans le ciel scintillant. Les étoiles, à l'éclat délicat, se reflétaient dans les vaguelettes qui mimaient leur pétillement, à en ravir même les cœurs les plus endurcis.

L'air perdu, Hoseok avait les yeux rivés vers le lointain. Son esprit semblait s'être égaré. Il voyageait dans ce paysage merveilleux qui lui faisait voir un ailleurs qui le noyait d'une profonde mélancolie. Et pour cause, Hoseok se remémorait des moments qui demeuraient ancrés dans le passé. Il se souvenait de l'ébauche de ces sourires qui appartenaient autrefois à son peuple, qui s'en étaient retrouvé à jamais fanés. Le rongeait aussi le douloureux souvenir de sa mère, puis celui de son père, à jamais disparus. Ses rêves se trouvaient désormais aux côtés de ses regrets et de ceux des hommes.

Tant d'années étaient passées depuis la fin de la guerre. Si bien que la mémoire de Hoseok commençait à lui jouer des tours. Il se demandait d'ailleurs, comment ils avaient pu en arriver là, tous autant qu'ils fussent. Qu'était-il arrivé pour que ce monde, qu'ils avaient bâti si durement, devînt alors une telle misère ? Quel fut l'instant précis qui leur avait fait perdre tout pouvoir, ainsi que tout ce qu'ils possédaient ? Comment les choses avaient-elles pu basculer de la sorte, d'un seul coup d'un seul, à en être réduits à la merci des créatures qui s'étaient emparées de leurs terres ? Hoseok n'était plus sûr de rien. Les jours se confondaient les uns les autres. Et le désespoir des hommes ne faisait que s'accroître. Ils déploraient encore leurs morts. Leurs songes ne se tournaient plus qu'à une gloire révolue. Ils vivaient en exilés. Tel en fut le châtiment donné par les sorciers, seuls maîtres régnant sur la contrée de Nongye, et servis par les vampires qui assuraient leur protection. Il n'en fut cependant pas toujours ainsi. Les relations entre créatures avaient toujours été chaotiques. Du moins, jusqu'à récemment. Il n'était pas en l'habitude de ces peuples de se mélanger les uns aux autres. Ils se cachaient même du peuple humain. Seulement, l'inconscience des hommes était devenue mortelle pour la nature, et leur indifférence envers les créatures avait attisé d'autant plus leur colère, ce qui les avait menés à leur perte. Ensemble, vampires et sorciers avaient allié leurs forces pour évincer les hommes. La guerre avait frappé. Les hommes furent chassés de leurs terres et condamnés à errer par-delà la rivière Han, frontière de l'entre deux mondes, dans la forêt de Gotjawal.

Les hommes vivaient en clans, dans des campements tenus par un chef désigné par ses membres. Hoseok faisait partie de l'un d'eux. Son rôle, en tant que membre, était de chasser pour nourrir son clan. Il s'agissait là du seul moyen qu'ils avaient pour se sustenter, en plus de la cueillette et de l'eau de la rivière pour s'abreuver. Les hommes étaient dépourvus de toute autres ressources. L'accès à la ville de Sungye, siège des créatures, leur était formellement interdit. Ils avaient, pour seul droit, d'acquérir tout ce que la nature acceptait de leur offrir. Ce soir-là, Hoseok n'avait rien attrapé. La forêt grouillait de bêtes sauvages, mais il était proscrit de déroger à l'ordre de la nature. Son clan ne pouvait se nourrir que de charogne, ou bien d'animaux dont la fin était proche. Le seul animal que Hoseok pouvait abattre était celui que seule la mort abrégerait ses souffrances et lui apporterait la paix.

Quand Hoseok savait qu'il reviendrait bredouille de la chasse, il se rendait au lac. Il y passait un certain temps à énumérer nombre de ses regrets, et retardait ainsi le moment où son chef se donnerait à cœur joie pour le sermonner. Or, il commençait à se faire tard. Cela devait faire plus d'une heure qu'il se trouvait là. Malgré tout, il ne ressentait aucunement l'envie de retourner au camp. Pas tout de suite. La vue du lac l'hypnotisait. Il voulait rêver encore un peu. Rien qu'un peu. Mais ce fut alors que le bruissement des feuilles dans son dos le fit sursauter. Croyant à un animal, Hoseok se leva subitement, se munit de son arme et se mit en position de défense. Il patienta un moment, sans bouger. Il contrôlait sa respiration, si bien qu'elle fût à peine audible, de quoi berner sa proie. Il restait attentif à chaque son, chaque mouvement. Les feuillages remuaient dans tous les sens. Ce qui s'y cachait derrière semblait s'avancer dangereusement dans sa direction. Hoseok se tint prêt à se défendre. Seulement, la petite tête qui dépassa des buissons fit retomber toute pression. Hoseok se redressa, soulagé, et lâcha un long soupir en face du petit garçon qui venait de le rejoindre. 

— Hoseok ! Tu es là ! s'exclama l'enfant. Je t'ai cherché partout !

— Que fais-tu là, Taehyung ? gronda Hoseok.

Le jeune garçon s'avança, tout penaud, vers son grand frère de dix-neuf ans son aîné. Ses cheveux noirs et ondulés s'étaient entremêlés dans les branchages. Une petite feuille était même restée coincée entre ses mèches. Il portait une chemise écrue en tissu épais qui flottait par-dessus un pantalon large côtelé de couleur marron. Celui-ci retombait sur des chaussures noires qui étaient déjà bien abîmées, suite à diverses explorations dans la nature. Taehyung était un enfant que la vie n'avait pas beaucoup gâté. Hoseok l'avait élevé en l'absence de leurs parents. Il s'attelait chaque jour à lui donner l'éducation qu'il méritait, en leur mémoire. Taehyung était sa seule famille et son unique raison de se battre.

— Tu sais que tu n'as pas le droit d'être ici, renchérit Hoseok.

Ce dernier s'était accroupi. Il se tenait à la même hauteur que Taehyung qui, se sentant coupable de l'inquiétude de son frère, se mordillait nerveusement les lèvres. Il était conscient qu'il lui était interdit de se rendre dans la forêt seul, d'autant plus à la nuit tombée.

— C'est dangereux, l'avertit Hoseok.

— Je sais, marmonna Taehyung.

— Il est impossible de mesurer la réaction des animaux sauvages lorsqu'ils se retrouvent malencontreusement sur notre chemin. Un animal effrayé ou en colère est incontrôlable. Et c'est sans dire qu'à l'heure qu'il est, je pourrais être...

— Être en train de chasser, le coupa-t-il. Je sais. Tu me le répètes sans arrêt.

Sous l'agacement du petit garçon, Hoseok eut un petit sourire en coin. Il se montrait parfois un peu trop ferme et protecteur envers Taehyung, mais c'était plus fort que lui. Il n'insista donc pas. Au contraire, il ébouriffa les cheveux de son petit frère et l'invita à s'asseoir à côté de lui pour regarder le lac sous sa pluie d'étoiles.

— Je ne suis pas venu tout seul, informa Taehyung. C'est Namjoon qui m'a amené ici.

Hoseok souffla cyniquement du nez. Il savait ce que cela signifiait.

— Il a fini par s'impatienter, pas vrai ? devina-t-il.

— La faim le rend fou.

— Eh bien, on dirait que j'ai bien fait de ne pas revenir tout de suite.

— Tu n'as rien attrapé ?

Hoseok secoua la tête, navré. Il s'était pourtant promis de répondre à tous les besoins de son clan, mais les temps étaient durs. Cela faisait deux jours qu'ils n'avaient presque rien avalé, et le jeûne avait tendance à irriter les nerfs du chef. Quand cela arrivait, il partait à son tour dans les bois pour y dégoter quelque chose à se mettre sous la dent, afin d'affaiblir les cris de leurs estomacs. Il était toutefois plus évident pour les adultes de résister à la faim que pour un enfant comme Taehyung. Il était en pleine croissance, mais ne pouvait se vanter d'être en parfaite santé. En effet, son teint était pâle, ses joues creuses, ses membres fins et ses lèvres sèches. Ses cheveux s'étaient ternis, eux qui auparavant brillaient d'un noir de jais, aussi satiné que celui des ailes d'un corbeau. L'étincelle dans ses yeux noirs s'était éteinte. Son sourire joueur qu'il avait toujours collé au visage n'illuminait plus les jours qui étaient devenus bien mornes.

Hoseok visualisait l'image de Namjoon en train de ruminer dans son coin. Lui et son frère feraient mieux de retourner au camp s'ils ne voulaient pas être surpris en train de bâiller aux corneilles. Cela leur vaudrait d'en subir le courroux de leur chef qui devait les attendre de pied ferme.

— Il est l'heure de rentrer, annonça Hoseok.

Taehyung aurait préféré rester là, à admirer les reflets de l'eau. La vie au camp ne lui plaisait guère. Son frère répondait aux ordres et aux moindres accès de colère de Namjoon. Le lac restait le seul endroit où le calme résonnait parmi le vent qui se faufilait entre les troncs et le frétillement des poissons qui remontaient à la surface. Parfois même, Taehyung s'amusait à poursuivre les lucioles sous le regard amusé de Hoseok. En dépit de ses volontés, il devait se rendre à l'évidence. Il se redressa donc sans rechigner et accompagna Hoseok sur le chemin du retour.

𝐛𝐥𝐚𝐜𝐤 𝐬𝐰𝐚𝐧 ℎ𝑜𝑝𝑒𝑚𝑖𝑛Où les histoires vivent. Découvrez maintenant