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- Tu es ponctuelle, à ce que je vois. C'est bien.

Voilà comment je suis accueillie. Avec une menace. Dans ma propre maison.
J'entre dans le salon et m'assieds sur le canapé, le plus loin possible du nain. J'en profite pour balayer la pièce du regard, et remarque qu'aucun Traqueur n'est présent. Est-ce qu'ils sont cachés, prêts à nous attaquer ?
Confortablement installé dans mon fauteuil, avec mon coussin, le professeur Croix a perdu son sourire. Il a tombé le masque. Finis, les faux-semblants et les formules de politesse. Tout comme moi, il en a assez de jouer.
Il est grand temps d'en finir.

- Dites-moi ce que vous voulez et finissons-en.
- Doucement, jeune fille ! Chaque chose en son temps. Je t'avais dit que nous prendrions le thé, et c'est ce que nous allons faire.

À ce moment apparaît ma mère, chargée d'un plateau avec deux tasses de thé et des petits biscuits. Derrière son sourire vacillant, je sais qu'elle tremble de peur. Mais puisque je suis là, elle ne se laisse pas abattre. Encore moins devant le fou dégarni. Ce dingue. Il fait vraiment comme si de rien n'était, alors qu'il retient ma famille en otage.
D'une main tremblante, elle dépose une tasse devant le professeur (j'espère qu'elle est empoisonnée) et une autre devant moi. Après quoi, sur un geste du professeur, elle nous laisse seuls dans le salon, non sans m'avoir jeté un dernier coup d'œil.

- Alors, Melody. Dis-moi, où sont tes amis ?
- Ouvrez vos yeux.
- Attention à ne pas devenir insolente, jeune fille.

C'est vrai que je joue avec le feu. Pour sauver la mise, je lui dis la vérité : Sacha, James et Jessie sont restés devant la maison, dans la voiture que nous avons piquée.

- Au moins, tu as respecté les règles. Venons-en maintenant à ce pour quoi je t'ai invitée.

« Invitée » ?! Je prends sur moi, mais je contiens difficilement la rage qui enfle en moi.

- Nous sommes partis du mauvais pied, toi et moi.

Sans blague. Il veut décimer une des choses les plus importantes de ma vie.

- J'aimerais que l'on fasse la paix.

Sur ces mots, il me tend la main.
Attendez, il ne s'attend quand même pas à ce que je lui serre la main ? Il me répugne, je ne vais pas lui faire ce plaisir.
À la place, je tends la main en avant... pour attraper ma tasse de thé. Et je prends un malin plaisir à le regarder dans les yeux tandis que je sirote le liquide brûlant. (D'ailleurs je me crame la langue à jouer la maligne, mais peu m'importe. Je tiens à imposer mon autorité.)
Du coin de l'œil, j'aperçois la tête du professeur qui se décompose. Ha. Melody : 1, nabot : 0.

- Et pour marquer notre trêve, je te propose un marché.
- Un marché ? je répète.
- Tout à fait.

Je ne sais pas quoi penser. Tandis qu'il fait peser un silence étouffant, je réfléchis à toutes les possibilités, et surtout à la façon dont je pourrais retourner la situation à mon avantage.
Mais en toute honnêteté, je n'ai aucune idée de ce qu'il s'apprête à me proposer.
J'espère simplement qu'il ne fera aucun mal à ma famille et à celle de Jojo. À vrai dire, je crois que je serais prête à accepter n'importe quoi, tant que ça me permet de protéger ceux que j'aime.

- Te souviens-tu de la proposition que je vous avais faite, à Joe et toi ?
- Oui.
- Et tu te souviens également que vous l'aviez acceptée ? Allègrement, de surcroît.
- Oui.
- Tu ne seras donc pas surprise d'apprendre que ton ami Joe a intégré les rangs de mon armée de Traqueurs, et qu'il a été promu au plus haut rang existant, comme nous en avions convenu.

J'ai bien entendu ? Jojo a monté de grade ?
Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire : rappelez-vous de ce soir où Sacha, cet idiot, nous avait rejoints dans notre chambre pour élaborer notre plan. Puis le professeur avait déboulé, avec une magnifique nouvelle dans ses bagages : il voulait nous offrir une promotion, nous monter de grade. Évidemment, nous avions accepté pour éviter d'éveiller ses soupçons. Sauf que je ne me doutais pas qu'il s'en souviendrait ! Encore moins qu'il me reparlerait de ça, ici et maintenant.

- Ce que je te propose est simple. Tu échanges ta place avec lui.

« Hors-service » est le message qu'affiche mon cerveau. Mes neurones ont cessé de fonctionner. J'ai entendu la phrase. Mais je ne l'ai pas comprise. Du moins, je refuse de comprendre ce qu'elle veut dire.

- Bien sûr, je t'offre une contrepartie.

Cette fois-ci, le message est bien arrivé à mon cerveau. C'est maintenant que je décide.

- En échange de ta présence dans nos rangs, je te garantis qu'aucun mal ne sera fait à ta famille. Ni à celle de Joe, ajoute-t-il.

Je suis sceptique. Ce fou furieux veut me faire croire qu'il ne touchera pas à un cheveu de mes parents, alors qu'il n'a pas hésité une seule seconde à tirer sur Jojo ?

- Tu as ma parole, conclut-il, une main sur le cœur et l'autre levée. (Il ne manquerait plus qu'il me fasse le signe du District Onze.)

Mal à l'aise, je gigote sur le sofa. Que faire ? J'ai peur que ce ne soit un piège. Je ne peux pas faire confiance à ce nain à lunettes. Les idées fusent dans ma tête, et je ne sais pas quelle décision prendre.
Pourtant, le temps presse. Je dois faire un choix, et vite. Est-ce que je me mets à son service en protégeant ma famille (sachant qu'il y a une chance sur deux qu'il ne tienne pas sa promesse), ou bien est-ce que je refuse, et dans ce cas, nous devrons continuer à nous battre (ce qui signifie que nous serons constamment exposés au danger tant qu'il n'aura pas eu ce qu'il veut) ?
...
Quitte à me battre pour mes idéaux, autant le faire jusqu'au bout.

- J'accepte.

Un sourire malveillant vient éclairer le visage du professeur. Il a eu ce qu'il voulait. Ça me coûte cher, très cher. Mais je préfère me sacrifier pour ma famille que de la laisser vivre dans la peur.

- Mais promettez-moi que vous dépucerez Jojo.
- Bien entendu.
- Je veux le voir de mes propres yeux.

Il se renfrogne. Il ne croyait tout de même pas que je lui faisais confiance à ce point ? Toutefois, il s'exécute sans rechigner.
Deux minutes plus tard, Jojo fait son entrée. Immédiatement, le soulagement et la joie déferlent en moi. Sa blessure a été soignée et il a l'air en pleine forme. Cependant, son regard est toujours aussi vide...

- Satisfaite ? demande le nain, exaspéré.
- Non. Je veux le voir libre.

Il soupire, commençant à perdre patience. Je me fiche de savoir s'il est agacé, je veux voir mon ami sain et sauf, et libre de ses actions.
Sortant une petite télécommande de sa poche, le professeur bidouille dessus. J'y suis presque. Jojo va être libre, et ma famille en sécurité. Je touche au but. Enfin, presque...
Je n'aurai pas rétabli la musique à New York. Je n'aurai pas mis fin à ce règne de silence. Tant pis. Ma famille est plus importante. Celle de Jojo aussi.
Je dois quand même serrer les dents pour retenir des larmes de frustration.
Il ne faut pas que je réfléchisse. Sinon je vais revenir sur ma décision. Je m'apprête à tirer un trait sur la musique. Je m'apprête à tirer un trait sur ma raison de vivre.
Pendant que je ruminais ces pensées, je ne me suis même pas aperçue que Sacha avait fait irruption dans la pièce. Rien à faire du professeur, il se précipite sur moi et plante ses yeux dans les miens.

- Sacha ?! Qu'est-ce que tu fais ici, abruti ?
- Et toi, qu'est-ce que qui t'a pris d'accepter ?! réplique-t-il du tac au tac.

Prise au dépourvu par sa question, je bégaye.

- Je... je... j'ai fait ça pour vous protéger, papa, maman et toi...
- Au détriment de ta propre liberté ?!
- Je... oui...
- Jamais ça n'arrivera ! s'exclame-t-il, avec un regard dur. Pas tant que je serai là.
- Oh, mais si, ça arrivera, intervient le professeur. Et ce n'est pas un moucheron comme toi qui m'en empêchera.

Avant que je comprenne ce qu'il veut dire, Jojo dégaine une arme de poing, se met en joue et vise mon frère.

- NON !!! je hurle.

Je me jette devant Sacha, et la balle qui lui était destinée m'atteint en plein estomac.

SilenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant