Chapitre 5, tempête.

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       Le soir, après être revenu de notre escapade, je mets un temps fou à m'endormir. Les évènements de la journée m'obsèdent. Ils tournent en boucle dans ma tête. De mon lit, je ressens par la fenêtre ouverte l'humidité de la pluie qui bat à l'extérieur. L'orage s'est installé dans la vallée et le vent se déchaîne maintenant sur le flanc des montagnes. Le lac est agité dans la nuit.

En rentrant de la crique, alors que les nuages approchaient dangereusement vers nous, Paul m'avait expliqué qu'avec deux autres jeunes du village, il faisait des recherches sur les raisons qui puissent expliquer le phénomène de la truite déformée. Je les avais surpris samedi soir en pleine intervention. Il n'avait pas voulu m'en dire plus, et je m'étais contenté de ces quelques détails, la tête déjà trop pleine d'informations. Mon désir d'implication dans les histoires de Paul ne s'élevait pas très haut et ses explications ne me donnaient qu'une envie : retrouver mes après-midis à la plage tranquilles et mes vacances rêvées. Pourtant, les dernières vingt-quatre heures avaient chamboulé ma tranquillité.

    Dans mon lit, sous le son de la pluie battante, je ferme les yeux et me dessine les vagues qui troublent les eaux du lac. Le vent souffle, un éclair brise le ciel. Je revois la crique, le barrage, l'usine en contrebas. L'usine dans laquelle mon oncle a passé l'entièreté de sa carrière d'ingénieur. Je ne peux laisser les hypothèses de Paul me travailler à ce point, et me permettre de salir la réputation de mon oncle comme ça. René est bourru et légèrement porté sur la boisson, mais c'est un bon gars qui n'a jamais fait du tort à ma famille. Et si ce n'est pas pour lui, c'est au moins pour ma tante que je chéris de tout mon cœur qu'il me faut garder la tête froide. Jamais elle n'aurait cautionné que son mari soit acteur d'actions douteuses dans la région où elle a grandi. Et puis, d'autres questions sans réponse m'interpellent : si le lac est réellement l'arène de phénomènes quasi paranormaux au point de rendre les poissons qui y vivent monstrueux, comment est-il possible que jamais personne, mis à part Paul Chomin, ne s'en soit alerté ? La vallée du lac est animée chaque année par des milliers de vacanciers qui passent leurs journées dans l'eau, et personne ne remarque rien ? Serions-nous tous victimes d'un aveuglement collectif, incapables de voir ce qui nous pend au nez ?

Paul n'a pas l'air de rigoler, mais la folie prétendue et si bien connue de son père ne peut m'empêcher de tenter de garder la tête sur les épaules et de considérer le jeune homme de la même manière. Paul serait-il tout aussi aliéné et aurait inventé cette histoire seulement pour m'effrayer ? Je n'en sais rien, et cela me fait tout autant mal de pouvoir considérer cette version-là. De mon Oncle René ou de la famille Chomin, je n'ai de toute façon pas assez de clés pour me permettre de faire des suppositions aussi drastiques.

Le lendemain, l'orage est passé mais la pluie bat toujours son plein. Pas de plage aujourd'hui. Avec la nuit chaotique que j'ai passée, je me lève tard et rate le petit déjeuner. Après une série d'étirements le long de la rambarde d'escalier me faisant le plus grand bien, je décide de m'installer dans la petite bibliothèque de la maison et d'ouvrir un bouquin. C'est un polar, Au lieu-dit Noir-Etang. Je m'y passionne et, plusieurs heures passent lorsque, à seulement quelques pages de la fin, je suis forcé de sortir de ma lecture. Le son régulier de la pluie qui frappe contre la fenêtre de la bibliothèque est perturbé par des coups sourds. Les ignorant en premier lieu, je finis par m'agacer et me lève pour venir me débarrasser de la cause de ce bruit. Par la fenêtre, le lac est sombre et gris. Pas un bateau ne se risque à se balader sur ses eaux par ce temps.

Clac.

À nouveau, le coup sourd retentit. Cette fois, sa cause m'est clairement visible : la tête encapuchonnée de Paul Chomin atteint à peine le bord de la fenêtre de la bibliothèque, au rez-de-chaussée. Avec un bâton, il s'amuse à frapper la vitre.

Jeunesse lève-toi.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant